L’abracadabrantesque projet de Patrick Deville

Après cinq romans parus chez Minuit, Patrick Deville abandonne la fiction en 2000 pour se lancer, entre autres, dans le titanesque projet Abracadabra. Ce grand œuvre au long cours décrit en douze volumes l’histoire du monde depuis 1860. Bien qu’il ne soit pas membre de l’Oulipo, l’auteur s’impose « une progression géographique ordonnée » qui consiste en deux tours du monde, le premier vers l’est, le second vers l’ouest en passant par la France au sixième opus. Le tout… avant ses quatre-vingts ans.

Delphine Désveaux

Patrick Deville © Astrid di Crollalanza

C’est un pari à la Jules Verne, à un détail près : seul le réel est de mise. À la manière du Taïpi de son cher Herman Melville, il n’invente ni les personnages, ni les lieux, ni les événements, ni les dates. Tout est vérifiable. Le moindre détail (adresses de rendez-vous, noms d’hôtels ou de bars, notes de lectures…) est consigné dans des carnets en peau de taupe.

Avec la parution de Fenua, huitième tome d’Abracadabra, tout porte à croire que Patrick Deville ne trahira pas la promesse qu’il se fit enfant, « prisonnier du plâtre et du lazaret », de connaître chaque coin du monde, d’« y trouver une maison, apporter des livres pour apprendre tout ce qui avait bien pu se passer là, (…), m’approcher de plus en plus près, à la loupe puis au microscope, et à partir de cette chambre arpenter les lieux avoisinants décrits dans ces livres, consigner tout cela puis m’en aller voir ailleurs, observer la vie des hommes et leurs efforts toujours admirables et lamentables. » Tout est presque dit.

Écrivain du temps et de l’espace

À l’inverse des « écrivains-hérissons » qui s’inventent des mondes sans éprouver le besoin de sortir, Deville est de ces « écrivains-renards » qui passent leur vie à fureter dans le temps et dans l’espace. Rares sont les endroits du globe où il n’ait résidé et qu’il n’ait parcourus, remontant l’Ogooué, l’Amazonie, le Mékong, s’enfilant des bibliothèques entières de tous les genres et de toutes les époques, se référant constamment aux auteurs de sa vie, si nombreux, rencontrant l’homme qui a vu l’homme, lisant la presse locale pour s’efforcer de comprendre le « désordre du monde » et l’éternel « merdier politique ». « Le moteur (…) c’est la curiosité. Vouloir voir. Chercher dans les livres et les paysages, les rencontres lointaines, (…) ce qui est curieux ». Choisissant « d’habiter un point de vue dominant » pour « embrasser le monde ou photographier la planète, en même temps que remonter le temps et percer au plus près différents territoires », Patrick Deville voit grand et loin. Depuis son « tapis volant » qui lui donne une vision satellitaire sur la Terre comme au ciel, il conjugue les échelles macro et micro pour les siècles à venir, soucieux qu’il est d’une hypothétique postérité.

Bande passante

C’est ainsi qu’à grands coups de verres de vin blanc et de Marlboro lights, il suit les traces de ces « agités de l’histoire » qu’il affectionne : scientifiques, navigateurs, écrivains, explorateurs, révolutionnaires, peintres, colonisateurs, bandits, aventuriers, conquérants… Certains « auront semé le désordre et la désolation autour d’eux, couvert leurs entreprises aventureuses du nom des idéologies du temps, s’emparant de celle qui est à leur portée comme d’un flambeau, l’exploration, la colonisation, la décolonisation, la libération des peuples, le communisme, l’aide humanitaire… ». Mais tous « auront rêvé d’être plus grands qu’eux-mêmes » : Sandino au Nicaragua, Savorgnan de Brazza et Stanley au Congo, Fitzcarrald entre le Pérou et le Brésil, Mouhot au Cambodge, Loti et Gerbault en Polynésie, Schweitzer au Gabon, Yersin au Vietnam, Bolivar au Venezuela, Humboldt… On en passe. On a nos préférés.

De livre en livre, à la manière du Petit Poucet, Patrick Deville sème les noms de sa « petite bande de glorieux vagabonds », rappelant un ouvrage précédent, annonçant un prochain, tissant ainsi des trajectoires entre les ouvrages qu’un lecteur motivé, ainsi qu’il les aime, pourrait s’amuser à dessiner.

Il y a en effet une dimension scientifique dans les ouvrages de Patrick Deville. Outre le naturaliste qui connaît les noms commun et latin des espèces rencontrées – animaux, oiseaux, plantes –, il conçoit chaque volume à la manière d’un architecte. Une façon assez rare d’allier sciences et littérature. Chaque livre est planifié selon un mode constructif propre qui combine lignes géométriques et proportions. De ce système modulaire naît le rythme, plus ou moins linéaire voire inutilement chaotique… Peut-être pour inciter le « lecteur attentif et intransigeant » qu’il appelle de ses vœux à recomposer les histoires.

Style nomade

Rarement écriture aura été à ce point la voix de son maître. Patrick Deville, pas question de s’arrêter : « à sauts et à gambades », il avance, il creuse, il approfondit, il effleure parfois. Mais il ne s’arrête jamais. Son ancrage, c’est le mouvement. À l’égal de son physique, le style est aquilin : acuité visuelle, sens de l’observation, propos acéré. Une écriture à l’os, efficace. Mais Deville, c’est aussi une objectivité assez remarquable, un esprit transversal et synthétique, un sens inné de la chute, un humour laconique, des commentaires qu’il tire comme des flèches, des informations précises, détaillées, mais peu chargées d’affect, d’impressions ou de sensiblerie, qu’il sait pourtant laisser percer tant son registre est étendu. Car, oui, il se livre parfois. Sans pathos. Et il n’est jamais meilleur que lorsqu’il lâche sa bride et détend sa mécanique si bien huilée, ajoutant un peu de chair et de rondeur au propos. Il gagne alors en humanité, en fluidité, en lyrisme. Et on l’avoue volontiers : on aime bien quand il s’abandonne un peu. Notre côté concierge. Parce qu’il est plus altruiste que misanthrope, c’est par-delà l’auteur un homme qu’on aime bien aimer – même s’il semble s’en foutre, comme un cuistre qui aurait toutes les raisons de l’être – tant il nous apparaît humain, avec ses enthousiasmes, ses grands rêves, son humour, ses passages mélancoliques, sa mémoire inépuisable, son savoir immense et toutes ces libertés – de penser, d’agir, de ton – qu’il a su tailler à sa mesure.

Son Grand Prix de l’Académie française, celui-là ne l’aura pas volé (www.academie-francaise.fr). Car il faut mesurer la démesure de l’entreprise, réaliser ce qu’elle représente d’engagement, de volonté, de curiosité, de culture, de solitude : des mois de préparation, des années de lectures, des millions de kilomètres parcourus par tous les moyens de transport, des kilos de notes, des dizaines de pays traversés, des centaines de rencontres, des heures de doutes, sans doute, pour tenir le cap et essayer d’« éclairer la grande énigme d’être vivant. »

Comme ses illustres prédécesseurs, Patrick Deville sait que « rien de grand ne se fait qu’obstinément ». « L’inspiration c’est le travail ». Remettant sans cesse son métier sur l’ouvrage dans chaque coin du monde avec une efficacité que rien ne vient enrayer, si ce n’est la patience des lecteurs peu curieux (car Patrick Deville ne fait pas l’unanimité), il poursuit son grand-œuvre qu’il orchestre sur le modèle des Lumières, des Vies parallèles de Plutarque et des Vies imaginaires de Marcel Schwob, tout en se demandant régulièrement si le plus sage ne serait pas « ne faire que passer, ne se mêler de rien, aimer la curieuse vie des hommes et leur foutre la paix… »

Ce « savanturier »-là aura su donner un sens à sa vie en trouvant un moyen aussi personnel qu’actuel d’entrer dans la petite bande des grands explorateurs. Pour notre plus grand plaisir. Car c’est tout ce que l’on aime : chercher, apprendre, découvrir, rencontrer des êtres hors normes tout en demeurant au repos dans notre chambre, profiter d’un savoir encyclopédique tout en cultivant notre jardin avec le grain qu’il nous donne à moudre. Par où l’on voit que Deville, c’est plus que Deville.

Né en 1957, des études – littérature, philosophie et mathématiques – en tête, Patrick Deville a eu une première vie aux Affaires étrangères qui l’a conduit au Maghreb, au Moyen-Orient, en Afrique. Depuis 2001, il dirige la Maison des Écrivains étrangers et Traducteurs de Saint-Nazaire où se constitue une vaste collection des littératures mondiales. Pour en savoir plus sur l’auteur, un livre d’entretiens avec Pascaline David, Le Tapis volant de Patrick Deville, est paru en août 2021 au Seuil, collection Diagonale.

Abracadabra en livres :

Premier tour du monde d’ouest en est

  • Pura vida, 2004 – Amérique centrale, Nicaragua, Cuba ; personnages : William Walker, Simon Bolivar, général Sandino, Ernesto Guevara
  • Equatoria, 2009 – de Sao Tome à Zanzibar en passant par l’Angola, le Mozambique, le Gabon, le Congo, la République démocratique du Congo, les Hauts-Plateaux Batéké, le Rwanda, la Tanzanie ; Albert Schweitzer, David Livingstone, Pierre Savorgnan de Brazza, HenryStanley, Jonas Savimbi, Agostinho Neto, Ernesto Guevara, Emin Pacha, Tippu Tip
  • Kampuchea, 2011 – Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge, Mekong ; Polpot, Douch, Auguste Pavie, Henri Mouhot
  • Peste & choléra, 2012 – Vietnam ; Louis Pasteur, Emile Roux, Albert Calmette, Alexandre Yersin, Paul Doumer, Arthur Rimbaud
  • Viva, 2014 – Mexique, Russie ; Leon Trotsky, Malcolm Lowry, Antonin Artaud, Diego Rivera
  • Taba-Taba, 2017 – France

Deuxième tour du monde d’est en ouest

  • Amazonia, 2019 – de l’Atlantique au Pacifique en remontant l’Amazone : Brésil (Belém, Santarem, Manaus), Pérou (Iquitos, Guayaquil), Venezuela, Bolivie, Galapagos ; Carlos Fermín Fitzcarrald, Lope de Aguirre, Werner Herzog
  • Fenua, 2021 – Ile de Pâques, Polynésie (Tahiti, Marquises, Tuamotu) ; Louis-Antoine de Bougainville, Herman Melville, Robert-Louis Stevenson, Pierre Loti, Paul Gauguin, Vincent Van Gogh, Alain Gerbault, Bernard Moitessier

Les prochains tomes porteront sur l’Inde, la péninsule arabique, la Méditerranée et l’Europe.

1860

1860, c’est en Europe la deuxième révolution industrielle durant laquelle trois nations, l’Angleterre de la reine Victoria, la France de Napoléon III et l’Allemagne de Guillaume Ier et Bismark installent leur production industrielle entraînant pour le meilleur et pour le pire une européanisation de la planète. Une période riche en grands explorateurs, en aventuriers, en découvertes scientifiques pour être dans la course vers le progrès et qui engendra des bouleversements humains, économiques, politiques et technologiques.

– Première photo de Tahiti par Gustave Viaud, frère aîné de Pierre Loti
– Apogée du Second Empire avec l’annexion de Nice et de la Savoie par Napoléon III
– Blocus du port de Guayaquil au Pérou
– Débarquant au Nicaragua, l’Anglais Henry Wickham collecte des plumes d’oiseaux rares pour les modistes et les chapeliers, et repart avec une tonne de graines d’hevea brasiliensis, dont les plans grandiront en Asie
– Garibaldi, à la tête des Mille s’empare de Naples et de la Sicile et invente l’Italie
– Gustave Eiffel dessine et fait fabriquer une tour en fer
– Fondation de la ville d’Iquitos par quelques centaines d’Indiens isolés du monde
– Publication du premier bulletin météo journalier dans le Times à l’initiative de Robert Darwin, père de Charles
– Controverse à propos de la parution sur la théorie des espèces de Darwin
– L’empire slave atteint le Pacifique ; fondation du port de Vladivostok
– Londres, avec ses deux millions d’habitants, est la ville la plus peuplée du monde
– Règne de Pomaré IV sur les mers du Sud
– Ferdinand de Lesseps entreprend de creuser le canal de Suez
– Saccage du Palais d’été à Pékin par les armées coalisées de France et d’Angleterre
– Découverte des temples d’Angkor par Henri Mouhot
– Escalade de la mer de Glace par Pasteur pour effectuer des prélèvements d’air pur
– Mort de William Walker, fusillé sur une plage du Honduras après avoir été l’éphémère président de la république de Basse-Californie-et-Sonora

Mis en ligne le 20 septembre 2021