La forêt invisible

WOIGNIER Julia

Ils sont partis à l’aube ; casqués, armés, ils avancent d’un pas martial quand surgissent, devant eux, les premiers arbres d’une étrange forêt… invisible. Ils s’y enfoncent, invisibles à leur tour, seule la pointe de leur lance émerge des frondaisons invisibles ! Des bruits, des onomatopées gutturales terrifiantes signalent la présence toute proche d’un ennemi : un monstre, peut-être plusieurs. L’affrontement est violent ; le bataillon sort de la forêt traînant sa prise encordée comme un trophée, une espèce de grand singe qu’ils dépècent et mangent auprès d’un feu de bois, n’en laissant que les os ! La nuit tombe et de l’obscurité qui enveloppe le groupe émergent des futaies. Une nouvelle forêt ?

Au coeur de cet album, l’Invisible, riche d’interrogations, de peurs  qu’il faut apprivoiser. À la « peur du noir » des contes traditionnels, Julia Woignier substitue celle du blanc : la page se vide de couleurs et de formes pour rendre menaçant cet univers sans repères, blanc ! L’homme invisible de Wells gardait la main parce qu’il voyait ; mais nos chasseurs, en se dissolvant, ne sont plus guidés, dans la forêt qui s’efface, que par les seuls bruits et mus sans doute par quelque urgence de survie : cet autre qu’ils rencontrent sans l’identifier n’est que menace ou proie.

Ainsi l’album peut-il se lire comme une parabole sur la violence… La traversée de la forêt ajoute à sa richesse ; elle dynamise le récit d’un enjeu dramatique que le dénouement ouvert n’épuise pas : le festin des vainqueurs ne met pas un point final à l’histoire. La nuit venue sur leurs agapes, le noir remplace le blanc et renouvelle l’inquiétude en inversant les rôles dans cette histoire d’hommes et de monstres dont il ne restait, à mi-parcours de l’album, que l’enchevêtrement d’armes brisées.

Jouer à avoir peur en laissant vagabonder son imagination : aucune lecture n’est imposée, plusieurs sont suggérées. Le texte, minimaliste, accompagne brièvement l’image sans en réduire le sens. La scénographie exploite l’ampleur de la double page autour de figurines stylisées aux couleurs vives, petits personnages réduits à leur fonction guerrière, toutes lances dehors. Chasseurs ou bataillon armé, ils traversent l’album, le trait parfois précisé par un gros plan. Le feu du combat est habilement rendu par une image éclatée comme les pièces éparpillées d’un puzzle où nul ne saurait qui est qui. Quant au tableau de chasse, il évite le manichéisme en jouant sur la « forme » du monstre.  La dernière image enfin bouscule avec humour toute certitude : même les « va-t’en guerre » ont peur ! (M.T.)