[A] L’autre Molière, d’Ève de Castro

Après L’autre Rimbaud, l’Iconoclaste s’intéresse à Molière dans un roman polyphonique d’Ève de Castro. Molière était-il l’auteur de ses pièces ? Corneille lui aurait-il prêté sa plume ? Célébrant le quatre-centième anniversaire de la mort de Molière, l’auteure soutient la thèse controversée d’un « pacte » secret entre les deux monstres sacrés. Un roman qui dépeint les relations des deux hommes et de leurs proches sous un jour inédit.

Le 17 février 1673, le célèbre « Bouffon du Roi » meurt sur scène. Quatre jours plus tard, le vieux Corneille suit le cortège funéraire. Il vient de perdre ce que certains esprits pourraient considérer comme son frère ennemi. Un siècle après Pierre Louÿs, Ève de Castro développe la thèse d’un pacte secret passé entre les deux hommes.

Dans ce roman choral, l’auteure donne la parole aux deux grands hommes et à leurs proches : Marie Corneille, Madeleine Béjart, première compagne de Molière avec laquelle il fonda l’Illustre théâtre, Armande, fille de Madeleine et femme de Molière, et le comédien Michel Baron, élève puis ami de Molière. Prenant régulièrement le lecteur du XXIe siècle à parti, chaque protagoniste confie des éléments autobiographiques qui les montrent sous un jour inédit : imaginait-on Corneille impertinent, jaloux, frétillant d’amour pour la femme de Molière ? Mesurait-on l’aptitude de « Baptiste » à « caméléoner » ? Connaissait-on la froideur calculatrice d’Armande ? Contextualisés, ces témoignages renseignent sur les mœurs du XVIIe siècle, racontent les tribulations de la troupe, donnent des détails sur la vie à la cour sous Louis XIII et Louis XIV.

Portrait de Molière
attribué à Pierre Mignard

À la virtuosité du style – tournures raffinées, vocabulaire d’époque – l’auteure des Bâtards du soleil ajoute des passages des grands textes. Une façon d’étayer la thèse selon laquelle les deux génies auraient associé leurs talents pour gagner la faveur du roi. Tout comme certains peintres partageaient les tâches dans leur bottega, Molière aurait fait appel à plusieurs auteurs pour lui fournir des textes qu’il pouvait s’approprier – les droits d’auteur n’existaient pas – avant de les mettre en scène et de les jouer. Cherchant à étayer la probabilité d’une connivence d’écriture, Ève de Castro argumente longuement et insiste sur la complémentarité des deux grands hommes : l’un la plume, l’autre la voix et le talent de la mise en scène ; l’un le tragique, l’autre la farce ; l’un vieux et laid, l’autre jeune et plaisant ; l’un l’ombre, l’autre la lumière – et sur le lien qui les sépare. À défaut d’être avérés, les faits sont cohérents.

Un sujet romanesque qui se met avec panache à la hauteur de ses illustres protagonistes.

Extraits

« À vingt ans j’avais déjà le front dégarni et les dents noires, plus un nez disgracieux qui n’aspirait qu’à se fourrer partout. Dans les cabarets où mes camarades de la basoche supputaient si le cardinal de Richelieu ferait ou non à la reine Anne l’enfant que son rechigné d’époux ne se résolvait pas à donner à la France, ce nez frondeur humait les jupons odorants des serveuses. » P. 36

« C’est que je ne suis pas un bois qui se taille, pas du tout. Je suis un caméléon posé sur le bois. J’en prends la couleur, la texture, et si vous vous penchez, vous constaterez que je sens le bois. Mais oui. Je suis devenu bois. Déplacez-moi sur du marbre, je me changerai en arbre. Plongez-moi dans un étang, je me ferai grenouille. » P. 79

« Qu’auriez-vous fait à ma place ? Avant de me juger, posez-vous la question.
Je n’ai rien volé au Vieux. Il aimait les applaudissements, l’argent et le rot au moins autant que moi. Il raillait ma courtisanerie, il disait qu’à force d’arrondir le dos je finirais bossu. Mais il ne se lassait pas de m’entendre raconter le petit lever de Sa Majesté, et qui s’y trouvait, et ce dont on avait causé, et si son nom avait été prononcé. (…) Quelle que fût la commande, le caprice, l’urgence, pourvu qu’il s’agît de contenter Louis, il s’y ruait comme un basset au cul d’un lièvre. » P. 239

« Me dédoubler sans que personne soupçonnât l’imposture me procurait un plaisir qui me fouettait le sang. Pas un instant je ne songeai que j’avais conclu un pacte qui m’allait conduire en enfer. J’avais promis à Marie que jamais la situation ne m’échapperait, et je me faisais fort de mettre un terme à cette collaboration si les modalités venaient à me déplaire, ou si l’affaire tournait à mon désavantage. » P. 254

Ève de Castro
©Céline Nieszawer /Leextra/L’Iconoclaste

L’auteure

Ève de Castro est née en 1961. Après avoir fait Sciences-Po et des études de droit international et d’histoire, elle s’oriente vers l’écriture. Auteure d’une quinzaine de romans, lauréate du Prix des libraires en 1992 pour Ayez pitié du cœur des hommes, éditions Jean-Claude Lattès, Prix des Deux-Magots et Prix Maurice Genevoix en 1996 pour Nous serons comme des dieux, elle est aussi scénariste et critique au Figaro Littéraire depuis 1998. Plusieurs de ses romans historiques se déroulent au XVIIe siècle.
Pour la télévision, elle a coécrit « Le roi danse » avec Gérard Corbiau et la série « Rastignac » coécrite avec Natalie Carter et réalisée par Alain Tasma.

Bibliographie

1987 : Les Bâtards du soleil, éditions Orban
1991 : La Galigaï, éditions Orban
1992 : Ayez pitié du cœur des hommes, éditions Jean-Claude Lattès – Prix des libraires
1994 : Soleils amers, éditions Jean-Claude Lattès
1996 : Nous serons comme des dieux, éditions Albin Michel – Prix des Deux Magots et prix Maurice-Genevoix
1998 : Le Soir et le Matin suivant, éditions Albin Michel
2001 : Le Peseur d’âme, éditions Albin Michel
2006 : La Trahison de l’ange, éditions Robert Laffont
2010 : Cet homme-là, éditions Robert Laffont
2012 : Le Roi des ombres, éditions Robert Laffont – Grand prix littéraire de l’Académie nationale de pharmacie (2013)
2013 : Enfant roi, éditions Plon
2014 : Joujou, éditions Robert Laffont – Prix littéraire Jackie-Bouquin 2015
2015 : Nous, Louis, roi, éditions de l’Iconoclaste
2018 : La Femme qui tuait les hommes, éditions Robert Laffont


D. Désveaux
Février 2022

Eve de Castro, L’autre Molière. L’Iconoclaste, 2022.