[HC] Le Temps des Grêlons, d’Olivier Mak-Bouchard

Sous le prisme de l’enfance, un roman qui creuse la veine du réalisme magique 

Après Le Dit du Mistral (analysé et mis en ligne sur le site le 21/09/2020), c’est le deuxième roman d’Olivier Mak-Bouchard qui a grandi dans le Lubéron et vit désormais à San Francisco.

Quelque part dans le Lubéron, du jour au lendemain, les appareils photographiques excluent les humains des clichés. Comme pris d’une overdose de leur présence, démultipliée aujourd’hui par l’ivresse des selfies et autres posts. Cette bizarrerie technologique s’étend à la caméra et les portraitistes d’antan retrouvent, pour la télévision, une fonction perdue : réaliser, pour combler le vide, les portraits au crayon des présentateurs effacés. Stupéfiant mais il va falloir s’y faire ! Les choses s’aggravent quand tombent du ciel, des Grêlons : tout droit venus du Nuage au-dessus, du Cloud saturé qui se déleste. Des orages d’été d’un nouveau genre libèrent des individus jadis ou naguère immobilisés sur une pellicule.  Qu’en faire ?
Le plateau d’Albion est le premier centre d’accueil de ces tombés du ciel ahuris qu’on va tenter de ramener à leur ancienne humanité, voire à la place qu’ils occupaient avant de nous avoir « quittés »… Pour guider nos pas dans cette extravagante aventure, trois personnages, au sortir de l’adolescence et des années lycée, grandissent au fil du texte et occupent une fonction clé dans l’invraisemblable scenario inventé par Olivier Mak-Bouchard. Le narrateur, un délicieux Candide peu pressé d’entrer dans le monde des adultes, est chargé de l’éveil, de « l’illumination » des arrivants au vu de sa pratique d’animateur de centre aéré !

Tout est à cette aune, absurde et jubilatoire, la littérature de l’imaginaire laissant carte blanche à l’écrivain qui multiplie les péripéties grâce aux fins limiers qu’il met sur l’affaire puisqu’il y a, on l’a bien compris, « mérou sous caillou » (p.91). Suspense garanti car ils prévoient « à peu près », ici ou là, à telle date, les retours intéressants : celui de Rimbaud, par exemple !  

Arthur Rimbaud par Carjat – Octobre 1871

« Et puis est arrivé le tour d’Arthur Rimbaud, un jeune poète. Le 6 octobre 1871, il s’était fait photographier chez un portraitiste pour artistes, Etienne Carjat, au 10, rue Notre-Dame-de-Lorette, dans le IXe arrondissement à Paris. Les archivistes avaient vérifié et revérifié, ils étaient sûrs comme ce n’est pas permis : d’après la Courbe du Retour, la Chute du Nuage de cet Arthur Rimbaud devait être pour la semaine suivante. » (p.114).

Un Grêlon au visage bien connu de jeune rebelle qui cache son illumination (!), flairant le piège sans doute. Aussi est-ce à lui que l’écrivain malicieux confie le mot de la fin, pour un tout dernier clin d’œil, passé le dénouement…

De titre en titre, chapitre après chapitre, l’insolite fait la Une avec une belle dose d’humour :

« Le jour où il a grêlé en Afrique »
« Le jour où on a donné le bac à tout le monde »
« Le jour où Albion est devenue perfide »
« Le jour où la chasse aux ombres a commencé pour de bon »
« Le jour où les poules auront des dents »

La chronique locale garantit au roman un fil narratif sans aucun temps mort. Elle se double, par un artifice de construction, d’une autre chronique en lien avec l’événement mais dans une temporalité différente, celle de la fabrication de ces datas historiques. Et nous voici plongés dans des archives documentées et passionnantes de la photographie. Pour en savoir plus, profitez des documents de travail en annexe que nous a confiés l’auteur. (cf annexe en fin d’article)

Chemin faisant, sans perdre de sa verve, la fantaisie est devenue fable critique des temps modernes : les Grêlons obligent à « reconsidérer les frontières qui définissent l’Autre » (p.2018). Certes ! Trois pages suivent qui théorisent la mécanique en route : encadrement, rééducation, travail, déplacement, autant d’euphémismes ! La réalité affleure derrière des mots marqués du sceau de l’Histoire : les « solutions » mises en place hier et aujourd’hui pour garantir l’ordre établi. Car l’arrivée des Grêlons a mis au pouvoir des Frelons (ceux de la couverture !) avec leurs Iodures d’argent. Qu’importe alors qu’on se proclame « tous des Grêlons » (p.226) comme on a tous été récemment des Charlie. Le roman prend la dimension politique d’un conte philosophique, ouvre des pistes, sans être donneur de leçons. Un peu à la manière du Matin Brun de Franck Pavlov. La fantaisie romanesque est porteuse de sens. De là, la poésie amère de ce texte…

Au-delà, ce qui triomphe, à la lecture, c’est une sorte d’émerveillement devant la richesse de l’imaginaire de l’écrivain. D’où écrit-il ? Son précédent roman, Le Dit du Mistral, envoûtait le lecteur au gré des facéties du vent ; celui-ci, tout aussi inventif, emprunte aux orages d’été ses grêlons qui tombent en rangs serrés et fondent sous sa plume en libérant des personnages, des échantillons aléatoires d’humanité, mis en route pour quelques 300 pages de rencontres inopinées. Quoi de plus riche qu’un de ces instantanés perdus ou retrouvés qui ont fasciné Olivier Mak-Bouchard et qui ont le charme incontestable de leur émouvante imperfection ? (cf annexe)  

Comme des concrétions de vie, ils ont une puissance de suggestion infinie. Peut-être comparable au manuscrit d’écrivain qui révèle lui aussi dans la griffure du papier et du premier jet tout un au-delà des mots écrits, perdu ensuite à l’impression. Hugo Pratt, cité en exergue, à l’entrée du livre, invite à cette digression : « Le temps et l’espace ne sont que des repères, non des limites insurmontables ». L’écrivain et le photographe, les vrais, n’abandonnent pas à la machine leur droit de regard sur ce qui passe. Olivier Mak-Bouchard le rappelle magnifiquement dans une des dernières pages :

« Lorsque tu fais une photo, tu la prends deux fois : une fois avec ton appareil, et encore une fois avec tes yeux. Tu clignes, tu clignes. Et puis tu garderas celle qui te semblera la plus réussie » (p.339).  

Arrêt sur imagel’objet-livre

On doit à Phileas Dog (phileasdogcorporation.com) la sérigraphie d’une étonnante couverture qui enveloppe le livre (première et quatrième), claquant de couleurs, pour suggérer un Lubéron troublant, étrange, onirique, effrayant : sur un fond de ciel d’un bleu intense, des troncs noirs ou noircis et cependant des feuilles vertes ; mention spéciale pour le nid de frelons à figure humaine à moins qu’on y voie un soleil déformé, etc… Elle est notre premier contact avec le roman comme ensuite la Note de l’Éditeur, comme aussi, après la Postface, L’Achevé d’imprimer.  Il faut vraiment TOUT LIRE pour découvrir finalement dans quel jeu de piste à tiroirs nous ont entraînés O.M-B……. et F.R…, avec la complicité de P.D…, sur les traces de P…. P. et d’A…. R……  

Quelques clés de lecture

Olivier Mak-Bouchard

Elles sont empruntées à une interview de l’auteur réalisée en mars 2022 par Thomas Mourier pour la revue Ernest et à l’échange de mails du 18 avril 2022 de lui à moi, pour la rédaction de cet article.

« J’ai toujours trouvé le réel un peu morne, pas aussi beau et riche d’aventures qu’il pourrait l’être. J’ai petit à petit compris qu’il était dommage d’être dans une posture de frustration, de déception, et qu’il ne tenait qu’à moi d’écrire pour matérialiser ce que j’avais en tête. Je ne sais pas si ça fait du bien aux lecteurs, mais ça me fait du bien à moi : vous plongez dans le livre, et pendant un instant vous êtes dans ce même monde, mais un tout petit peu plus beau, plus trépidant. »

« L’inclusion de références permet d’introduire des niveaux de lecture cachés qui apparaissent en filigrane ou en écho : je n’écris pas les choses, noir sur blanc, je préfère que les lecteurs fassent leur propre chemin. Je montre une étoile ici, une autre là-bas. À eux de voir la constellation. Dans Le temps des grêlons, il y a une réalité très noire derrière ce récit apparemment candide. Je me suis inspiré du travail d’Hannah Arendt qui a montré comment de simples actes administratifs ont organisé l’horreur au jour le jour. Et si, au lieu de les pointer du doigt, simplement les montrer… »

« La photographie est un morceau d’éternité : en un instant, votre image est fixée pour toujours, elle devient immortelle. Et pourtant, un dixième de seconde après, elle est déjà périmée et, surtout dans notre époque, consommée, dépassée, oubliée. C’est paradoxal ». La littérature et tout particulièrement la poésie, entretiennent avec le temps un lien tout aussi paradoxal. Il a suffi de quelques mots pour transformer A.R. en Immortel : des générations plus tard, il est tout aussi présent, voire plus, dans notre mémoire collective. Il est devenu éternel par ses poèmes, et dans une certaine mesure, par son portrait de Carjat. »

Claudine Bergeron, lectrice Hors Champ
Mai 2022

Pour le plaisir d’en savoir plus :

Le premier portrait photographique. Paris 1837, d’Olivier Ihl. Éditions du Croquant

Les manuscrits d’Arthur Rimbaud. Site lessaintsperes.fr

Les selfies de Rimbaud : 40 portraits détournés par Charlélie Couture . En 40 portraits, Charlélie Couture transpose le jeune Arthur Rimbaud au XXIe siècle (francetvinfo.fr). Exposition du musée de la Chartreuse à Douai en 2021.