[HC] Bambine, d’Alice Ceresa

« Ici, il y a simplement quatre personnages dont chacun représente un rôle particulier assujetti à la formule de la famille traditionnelle. Et il me semble qu’aucun d’entre eux ne peut se déclarer particulièrement heureux. » (p.18 : interview de l’écrivaine par Francesco Guardiani )  

Paru en Italie en 1990, Bambine, publié dans l’espace francophone en 1993 chez Zoe sous le titre de Scènes d’intérieur avec fillettes, retrouve son appellation originale, en 2022 à La Baconnière. Curieuse alchimie que celle qui préside à la rencontre d’un roman et de son public, à tel moment mieux qu’à tel autre. Curieux destin que celui d’une romancière, sans doute peu prête aux concessions : née à Bâle en 1923 d’un père suisse italien, elle a vécu à Berne, à Zurich, en France et fini ses jours à Rome où elle a fréquenté, jusqu’à sa mort en 2001, l’avant-garde artistique italienne. Elle écrit beaucoup mais publie peu : Bambine est le deuxième roman d’une trilogie consacrée à dire « la vie au féminin » après La fille prodigue en 1967, le troisième opus étant resté inachevé.

Le premier cercle

Une petite ville en toile de fond, comme une maquette, avec ses maisons et édifices emblématiques. Un pavillon tout aussi impersonnel. Une famille : jamais nommés autrement, le père, la mère et deux fillettes nées à un an d’intervalle, après un an de mariage dans ce monde où rien n’advient qui n’obéisse à une norme allant de soi.  Chacun y a sa place, chacun y joue son rôle, la première naissance ayant paramétré la paternité de l’un et son statut, la maternité de l’autre et sa fonction, peu importe dans quel ordre, puis les places siamoises des deux petites filles devenues aînée et cadette simultanément et définitivement, si on exclut la brève parenthèse de la venue au monde d’un petit frère « météoritique » vite enterré.

« Quand ils se réunissent en cercle autour de la table domestique introduisant la nourriture dans les diverses bouches, ils nourrissent peut-être en effet un corps composite dont les différentes parties sont précisément les membres. Ils opèrent à l’unisson afin que chacun puisse, visiblement aussi, produire sa propre participation organique. De petites mains peu préhensiles, d’abord empêtrées en toute tranquillité, sont plus tard ou mieux maintenant déjà, en mesure de tenir les couverts familiaux dans une émouvante imitation des adultes. On peut reconnaître ici l’utilité si ce n’est l’essence de l’apprentissage en petit groupe, les uns sachant et les autres suivant fidèlement leur exemple. » (P.29)

Les deux sœurs vont grandir… et ce sont leurs points de vue alternés que relaie une narratrice impersonnelle…   Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille – chanté par Victor Hugo – n’applaudit jamais à grand cris dans ce roman qui déshabille de toute chaleur, de toute cohésion affective, le noyau familial, « un noyau sous vide », pour n’en dessiner que les lignes de force qui le sous-tendent, le ligotent sous sa forme patriarcale traditionnelle. Les uns et les autres y sont identifiés à partir des éléments qui les constituent, dans une succession de contre-blasons :  les dents, les pieds, le nez… focalisant les fous-rires à l’unisson des fillettes. L’humour faussement naïf de ces descriptions pimente de drôlerie un constat naturaliste qui permet d’accéder au tout en s’attachant à la partie :

 « Les deux petites sœurs acceptent avec tranquillité le fait que les uns sont munis d’un dispositif particulier pour faire pipi debout alors que les autres doivent s’accroupir pour ne pas mouiller leurs petites jambes » (P. 53)
« Le père rit et exhibe deux rangées de dents petites et régulières qu’il ouvre et ferme dans une succession rapide de mouvements pour vérifier l’ajustement parfait, imaginons-nous, des mâchoires. Il est possible que l’habitude lui vienne aussi de la vue des bouches inutiles qu’il lui incombe de rassasier. » (P.55)

Ces signes éminemment distinctifs estampillent certes des « entités différentes » mais plus encore la position de chacune des pièces dans le jeu, la présence « encombrante » du père, l’invisibilité de la mère qui « n’est naturellement qu’une mère », les transformations des petites en jeunes filles « qui commencent à gonfler suavement comme des petits gâteaux au four », la puberté n’étant jamais qu’un agent, un temps perturbateur, de la partie qui se joue immuablement dans ce cercle parfait…   

La vie au féminin

Femme avec deux fillettes. Seurat, 1882

Scènes d’intérieur avec fillettes disait à merveille la rigidité amidonnée d’un tableau de genre ; le titre italien repris par La Baconnière identifie dans l’anonymat générique les deux protagonistes du récit. Le féminin annoncé par deux fois ne se revendique pas du féminisme, le devenir-femme des deux enfants n’y est lié à aucun déterminisme socio-politique ni à quelque lutte pour s’en extraire car « Un texte narratif, précise la romancière, n’est pas un label militant ». Et pourtant, ce serait tellement facile de voir dans ce roman un brûlot parmi d’autres !

Voilà pour nos rêves d’une littérature de combat …

On voit grandir ensemble les deux fillettes, on les voit ensuite se différencier dans leur manière d’accepter « une apparence nouvelle » qui n’affectera pas leur essence commune, tant elles n’acquièrent jamais d’épaisseur propre, comme dépersonnalisées dès leur entrée dans ce jeu de rôles réducteur qui tue dans l’œuf toute disponibilité humaine pour le changement. 

Voilà qui n’incite pas le lecteur (ou la lectrice) à l’identification…  

Ce qui est mis en évidence dans cette fratrie minimale, c’est sa structure de fonctionnement : passée une solidarité mimétique dans l’occupation de leur place commune sur l’échiquier familial, quand vient, à mi-parcours du roman, le temps des souvenirs, une espèce de rivalité mémorielle s’installe, aux antipodes du récit d’enfance traditionnellement embué d’émotion, chacune prétendant au vrai dans une désolante démolition de leur passé. Quel avenir la romancière réserve-t-elle à ses deux personnages, à ses deux « bambine » dont le seul désir est de « changer de maison » ? Pas de dénouement, au sens propre du mot, dans le récit croisé de deux vies sans crise à résoudre, mais une suite annoncée comme probable, logique, biologique même, dans l’accomplissement de l’être- féminin de deux jeunes femmes qui manquent cruellement d’imagination face à la prégnance du cercle. Le mot de la fin, dans sa désinvolture apparente, en dit long : « Le reste s’en suivit pour ainsi dire dans l’ordre. » (p.136)

Voilà qui bouscule notre conception du personnage romanesque, du suspense romanesque !  Et néanmoins, nous avons lu … un roman.

Une écriture romanesque hors du commun

Comme une parodie du roman d’initiation : pour décrire tel qu’elle le voit « un petit échantillon de la vie féminine » qu’elle a choisi de passer au crible exigeant de son regard, Alice Ceresa exclut le sentimentalisme, l’appel à l’émotion qui induit une proximité du lecteur avec ses personnages et nuirait sans doute à sa clairvoyance. Il lui faut trouver la bonne distance. Aussi écrit-elle avec un « ostentatoire détachement », dans le souci de décrire, au plus près, la réalité qu’elle veut donner à voir. La critique française a parlé d’hyperréalisme, la critique italienne d’abstractisme. Peu importent les étiquettes, les comparaisons sont plus parlantes : on peut penser au Grand cahier d’Agota Kristof, comme d’autres ont cité Alfrede Jelinek. La romancière nous réserve là une expérience de lecture qui nous prive – ou nous libère – d’un point de vue narratif, bouscule nos habitudes de lecture accompagnée.  Qui parle ? De qui vient le regard posé sur le monde ? On ne le sait jamais vraiment : ainsi de l’épisode où les deux fillettes passent à l’action d’un commun accord pour se débarrasser du bébé-frère. Un chapitre est consacré à la mésaventure de ce landau, cinq paragraphes, cinq reformulations de la même séquence, dont ces deux dernières : 

« Le landau dégringole en bas de la pente, aidé par une poussée gaillarde ; et en bas dans l’obscurité il se renverse bien sûr. Le silence est maintenant total.
Mais la vérité, quoique pourvue d’exactes ressemblances, est autre. Le landau et le poupon existent, et naturellement les petites sœurs aussi. Mais celui qu’elles ont à peine trimballé, avec véridique vomissement de bouillie et de lait, qui plus est maternel et donc d’autant plus intolérable, est un odieux petit frère arrivé par traîtrise on ne sait d’où, si ce n’est de la terrible chambre matrimoniale. Et cela suffit. »  (p. 65-66)$

À disséquer l’événement, sans recourir au langage de l’analyse, la romancière en impose la complexité, tout en donnant en même temps à cette scène terrible, une drôlerie extravagante. L’écriture dit tout, sans faire le tri ni hausser le ton, l’accumulation valant construction d’une vérité possible à coup de modalisateurs et de choix lexicaux qui invalident toute certitude :  fantasme, souvenir de l’une déformé par l’autre ? La dévorante structure familiale, un temps désorganisée par l’intrusion de ce tiers, exige son élimination dans une mise en scène cinématographique savoureuse. Clin d’œil au Cuirassé Potemkine ?

Alors oui, Alice Ceresa est une écrivaine originale qui bouscule les codes de l’écriture romanesque. Elle sait, comme d’autres avant elle, qu’il ne faut pas prétendre rivaliser avec les maîtres du XIXème siècle qui ont atteint l’excellence et qu’on relit toujours avec bonheur. Elle sait également que le cinéma a inventé un langage narratif romanesque qui a ses grands noms « obligeant la littérature à se repenser, à repenser sa fonction en tant que langage spécifique ; elle a certainement accès à des couches de l’exprimable qui ne peuvent être exprimées dans d’autres médias ou langages et qui intéresseront toujours quelqu’un, que ce soit pour écrire ou pour lire. Ce sera une bonne réflexion à tous les niveaux, et par-dessus tout en faveur de la qualité littéraire-qui s’étend aussi à la qualité des lecteurs. » (p 22 : interview  de l’écrivaine par Francesco Guardiani)

Claudine Bergeron, lectrice Hors Champ.

Alice Ceresa : Bambine, traduit de l’italien par Adrien Pasquale et Renato Weber. La Baconnière, 2023.