[A] Les rites de l’eau, d’Eva Garciá Sáenz de Urturi

ou l’irruption d’un suspense made in Spain

L’erreur cette fois se trouve « en deçà des Pyrénées » ! Elle est chez nous, en France, où Eva Garciá Sáenz de Urturi, cette talentueuse auteure de thriller, commence tout juste à être connue alors qu’elle est célèbre en Espagne comme presque partout ailleurs. Et pour cause !

Eva Garciá Sáenz de Urturi ©Carlos Ruiz B.k.

Eva Garciá est née en 1972 à Vitoria, capitale de la province d’Alava et de la Communauté autonome du Pays basque espagnol, qu’elle quitte à l’adolescence. Cette province, entre mer et montagnes, ainsi que toutes les particularités historiques et culturelles qui la caractérisent imprègnent à jamais son imaginaire. Après des études scientifiques à Alicante, elle opte pour l’écriture. C’est en 2016 qu’elle fait véritablement irruption sur la scène du polar, avec le premier tome d’une trilogie sur sa ville natale, Le silence de la ville blanche (Fleuve Éditions, 2020), déjà traduit en de nombreuses langues.

Le tome 2 de cette trilogie, Les rites de l’eau, est paru en avril dernier chez Fleuve Éditions, dans la collection Fleuve noir. La rédaction des Notes a voulu donner des lettres de noblesse à ce thriller étonnamment intelligent, riche, hors norme, en le présentant en fin d’été, comme en exergue à l’ensemble de la production « noire » de l’année 2022, plutôt que perdu dans la liste anonyme des livres de plage.

Un chaudron maudit

Durant l’hiver 2016-2017, dans les montagnes de Cantabrie en Pays basque espagnol, l’inspecteur Unai, surnommé Kraken, se retrouve bien malgré lui au cœur d’une enquête :

Pour ceux qui ne connaîtraient pas mon histoire, je résume : Je suis Unai López de Ayala, profileur à la brigade criminelle de Vitoria-Gasteiz. Tout le monde m’appelle Kraken. Je souffre d’une aphasie de Broca depuis qu’un tueur en série m’a logé une balle dans le cerveau. Je suis toujours incapable de parler, hormis une sorte de croassement quand je n’ai pas le choix. Mais je communique assez efficacement grâce à une appli sur mon téléphone portable. (p.14)

Alors que l’inspecteur vit une convalescence compliquée à la suite de cette blessure à la tête, le cadavre d’une femme est découvert par des randonneurs dans une grotte en montagne. En arrêt maladie, déprimé, il accepte néanmoins de se rendre sur place comme expert auprès de son équipe parce qu’il s’agit de sa petite amie d’il y a trente ans. Ce qu’il découvre ne peut être le crime d’un rôdeur. Le corps est disposé selon un rituel qu’il s’agit de décrypter. Au centre du dispositif morbide, un chaudron celtique de l’âge de bronze. La jeune femme a été pendue par les pieds et plongée vivante, la tête en bas, jusqu’à mi-corps, dans ce chaudron dérobé au musée historique de la région. Un premier coup d’œil permet de voir qu’elle est enceinte. Un expert en culture celtique expliquera plus tard la fonction du chaudron :

Cela… pourrait correspondre à un sacrifice rituel qui se pratiquait il y a plus de deux mille ans dans toute la zone d’influence celtibère, Alava et Cantabrie comprises. La Triple Mort. Les victimes étaient brûlées, pendues et asphyxiées dans un élément aquatique… par quelqu’un qui a jugé qu’elles seraient de mauvaises mères. (p.179)

Un orage complice

Tandis qu’Unai aide à rassembler les indices, la pluie et le vent commencent à souffler avec une violence inquiétante, puis la grêle se met à tomber. Les chemins rocailleux se couvrent de glace. Il n’est plus temps de gagner les parkings. L’équipe trouve refuge dans un petit ermitage, une simple pièce avec un autel et l’image d’un saint, tandis qu’une véritable tempête se déchaîne détruisant totalement la scène de crime.

Ce n’était pas mon premier orage en montagne mais le tunnel avait cessé d’être un refuge. La grotte qui avait vu passer tant de pèlerins était devenue un piège mortel, où surgit soudain un flot blanc de grêlons. C’est alors que l’inimaginable se produisit. Sous mes yeux épouvantés, je vis passer le chaudron de Cabàrceno, dévalant la pente de manière incontrôlée. J’émis un grognement, et les autres me rejoignirent à l’entrée de l’ermitage. Le chaudron heurta les parois du tunnel, puis disparut par le trou en ogive de l’entrée nord, où nous le perdîmes de vue. (p.41)

La nuit tombe. À plus de 1200m d’altitude, en plein mois de novembre, ils se retrouvent à sept, serrés les uns contre les autres, proches de l’hypothermie, attendant qu’une équipe de secours viennent les libérer. Le corps de la suppliciée enveloppé dans un linceul a été déposé près de la porte. Une vague d’émotion submerge ce policier chevronné au souvenir de ses relations avec la morte.

Il émanait d’elle une aura de mort et de destruction… Elle disait qu’elle préférait vivre dans ses fictions plutôt que dans le monde réel, où elle détruisait tout ce qu’elle touchait. Disons que sa créativité l’occupait assez pour contenir la force destructrice qui l’animait. L’art était sa digue. Au moins elle en avait conscience même si elle ne s’était jamais excusée du mal qu’elle nous avait fait. (p.50)

Un expert privé de parole

Profileur expérimenté, Unai est assailli d’intuitions multiples et contradictoires concernant l’auteur de ce crime odieux. Mais son aphasie se révèle un handicap d’une cruelle ironie : il est incapable de transmettre autrement que par écrit sur une tablette ou sur son téléphone portable ce qu’il devine d’un processus criminel qui ne tarde pas à se reproduire.

« Ça se présente mal Alba. Je dirais que nous sommes au début d’une série, et que le ou les assassins ont eu de la chance que la tempête efface leurs traces… Dans le cas d’Ana Belén, les randonneurs l’ont trouvée contre toute attente, en semaine et dans un lieu particulièrement inhospitalier. Le tueur comptait vraisemblablement revenir récupérer le chaudron, peut-être pour le réutiliser dans de futurs rituels. Sauf que le silence de la presse et le fait qu’on ait arrêté personne vont lui donner un sentiment d’impunité qui risque de précipiter les choses…Alba lut ce que j’avais écrit puis se laissa tomber sur un banc… (p.179)

Effectivement, d’autres futurs parents, généralement non mariés, de « mauvais parents » selon la tradition celtibère évoquée plus haut, sont assassinés. Tous sont des proches de Unai, notamment la femme qu’il aime, sa supérieure hiérarchique, sans doute enceinte de lui mais qui refuse de faire un test de paternité. Un tueur en série est bien en train de sévir. Unai accepte enfin de sortir de sa dépression et d’entreprendre une rééducation intensive avec une orthophoniste chevronnée.

Mais est-ce la bonne décision ?

Se construit alors, sous la plume d’Eva Garciá Sáenz de Urturi, nouvelle reine du polar, une dynamique de la traque d’une redoutable habileté. S’y mêlent avec une intelligence et un à-propos remarquable des développements paléontologiques, touristiques, historiques, psychiatriques, policiers… Mais surtout un suspense sans faille de 540 pages où la lecture se fond dans un ballet présent-passé parfaitement maîtrisé que l’on a beaucoup de mal à quitter.

Notons encore que ce livre n’aurait pas gardé toute sa saveur en langue française sans l’expérience et le talent de sa traductrice, Judith Vernant.

Anne Leclerc,
Lectrice du Comité Adultes
Septembre 2022

Eva Garciá Sáenz de Urturi, Les rites de l’eau. Fleuve éditions (Fleuve noir), 2022.