[J] Une dose de rage, d’Angeline Boulley

Le voyage initiatique de Daunis, jeune femme aux deux cultures

À la fois roman policier, roman de sociĂ©tĂ© et d’apprentissage, ce livre raconte le long parcours de l’hĂ©roĂŻne, blanche par sa mĂšre et autochtone de la tribu ojibwĂ©e par son pĂšre, pour rĂ©tablir la paix dans sa communautĂ© et y trouver sa place.

Une dose de rage, c’est ce que ressent Daunis, bientĂŽt dix-neuf ans, quand sa meilleure amie Lily est tuĂ©e sous ses yeux par son ex-petit ami sous l’emprise d’une drogue dure, la mĂ©thamphĂ©tamine, dont les effets ont Ă©tĂ© dĂ©cuplĂ©s par un mystĂ©rieux produit. Elle accepte alors de devenir IC (indicateur confidentiel) pour le FBI qui enquĂȘte, avec deux agents infiltrĂ©s, sur le produit utilisĂ© et sur le rĂ©seau de drogue dans la rĂ©serve ojibwĂ©e du Michigan. Car elle souhaite faire la lumiĂšre sur la mort de son amie, protĂ©ger les jeunes de sa communautĂ©, mais aussi mieux connaĂźtre Jamie, le jeune agent fĂ©dĂ©ral


Un lieu particulier

Sault-Sainte-Marie États-Unis et Canada, Sugar Island et le trajet du ferry
© : mapquest.com.2005

L’action se dĂ©roule entre Sault-Sainte-Marie, ville ancienne situĂ©e dans la rĂ©gion des Grands Lacs, sĂ©parĂ©e de sa jumelle canadienne par la riviĂšre Sainte-Marie et Sugar Island, Ăźle oĂč rĂ©side la communautĂ© amĂ©rindienne ojibwĂ©e. Daunis navigue quotidiennement entre les deux puisque l’üle est facilement accessible en ferry, passage symbolique entre ses deux appartenances.

Des traditions, une langue

AmĂ©rindien, Autochtone, AnichinabĂ©, OjibwĂ© : il est parfois difficile de se retrouver dans tous ces termes. Pourtant, grĂące aux explications claires de l’hĂ©roĂŻne, nous les assimilons facilement. Elle s’adresse Ă  Jamie, le jeune enquĂȘteur du FBI qui vient de s’introduire dans le lycĂ©e et l’équipe de hockey :

« Anishinaabe signifie le « peuple originel, indigĂšne Â». Nish. Nishnaab. Shinaab. Ce terme fait surtout rĂ©fĂ©rence aux OjibwĂ©s, Ouatais et PotĂ©ouatamis de la rĂ©gion des Grands Lacs. La langue ojibwĂ©e s’appelle l’anishinaabemowin ou l’ojibwemowin. Â»

Jeunes danseuses lors d’un pow-wow. © : Bambi L. Dingman

L’autrice explique n’avoir pas voulu mettre de lexique dans son livre afin que la langue anichinabĂ© en fasse partie intĂ©grante et se comprenne aisĂ©ment dans le contexte. Ce parti pris donne au texte une poĂ©sie et une saveur particuliĂšres.

De mĂȘme, nous sommes immergĂ©s dans les rites et traditions de cette tribu. Nous assistons Ă  un pow-wow (rassemblement festif d’AmĂ©rindiens avec danses traditionnelles) oĂč la jeune femme commente les costumes des danseuses pour son ami :

« Sa tenue d’apparat inclut une robe, une ceinture, des mocassins, et de nombreux autres accessoires. Les danseuses complĂštent leur tenue petit Ă  petit. Chaque piĂšce la relie Ă  sa famille, Ă  ses professeurs, et mĂȘme Ă  ses ancĂȘtres sur plusieurs gĂ©nĂ©rations. Â»

L’importance de la nature, des plantes, dans la vie quotidienne et les rituels est joliment dĂ©crite :

« MĂ©mĂ© Pearl ramassait ces fleurs [des pensĂ©es] aux couleurs vives. Elle les mĂ©langeait avec de la graisse d’ours fondue pour confectionner un onguent pour l’eczĂ©ma de mon pĂšre. Je buvais en infusion leurs pĂ©tales sĂ©chĂ©s, qu’elle gardait dans une boĂźte Ă  cafĂ©. Elle faisait aussi bouillir les pĂ©tales – violets uniquement – pour rĂ©aliser une teinture dans laquelle elle trempait des bandes de frĂȘne noir qui lui servaient ensuite Ă  la confection de ses paniers tressĂ©s.»

Une narratrice attachante, de beaux portraits de femmes, des thĂšmes forts

C’est Daunis elle-mĂȘme la narratrice du roman : nous suivons de trĂšs prĂšs ses Ă©motions, ses pensĂ©es, l’évolution de ses sentiments pour Jamie, les pĂ©ripĂ©ties de l’enquĂȘte parfois complexe qu’elle mĂšne en suivant les enseignements de son oncle David, mort lui aussi de façon suspecte :

« Il m’a appris les sept Ă©tapes de la mĂ©thode scientifique : observer, interroger, rechercher, faire des hypothĂšses, expĂ©rimenter, analyser, conclure. De l’ordre dans le chaos. Â»

Nous accompagnons avec empathie la jeune fille qui tente de se construire de façon droite, solide, malgrĂ© la dĂ©chirure de sa double origine et son rĂŽle perturbant d’indic. Le thĂšme du mensonge, de la duplicitĂ© est d’ailleurs traitĂ© Ă  travers ce rĂŽle qu’elle joue, mais aussi avec le personnage de Jamie, agent infiltrĂ© qui de plus simule au dĂ©but une attirance pour rendre leur rapprochement crĂ©dible.

« Dans ma priĂšre matinale, je demande du gwekowaadiziwin. De l’honnĂȘtetĂ©. Car mener sa vie avec intĂ©gritĂ©, c’est ne tromper ni soi-mĂȘme ni les autres. Â»

Les personnages secondaires sont fouillĂ©s, nuancĂ©s, avec de beaux portraits de femmes comme la tante paternelle de Daunis, proche des traditions mais aussi rĂ©aliste et Ă©nergique. Elle mĂšne rĂ©guliĂšrement, avec la victime et quelques amies, des « opĂ©rations couverture Â» pour punir les coupables de viols : roulĂ©s dans une couverture, ils sont tabassĂ©s !

L’importance des Anciens, de la transmission, est aussi trĂšs prĂ©sente avec, par exemple, un personnage comme Mamie June, la grand-mĂšre de Lily, pleine de fantaisie, de sagesse et de bienveillance pour la jeune femme.      

Une autrice lĂ©gitime, un roman « own voice Â» 

© : Amber Boulley

Tout comme Daunis, Angeline Boulley est originaire de Sault-Sainte-Marie, fille du gardien de feu (chargĂ© d’entretenir le foyer durant les rituels) de la communautĂ© ojibwĂ©e, membre du Clan de l’ours. TrĂšs attachĂ©e Ă  l’éducation autochtone, elle a Ă©tĂ© directrice du Bureau de l’éducation indienne.

L’idĂ©e de ce livre lui est venue quand, lycĂ©enne, elle a appris qu’un nouvel Ă©lĂšve Ă©tait en fait un agent infiltrĂ© de la brigade des stupĂ©fiants. Elle n’y occulte pas les addictions diverses, les violences faites aux femmes, les complexitĂ©s juridiques qui pĂšsent sur les Autochtones. Elle souhaite s’adresser aux jeunes gĂ©nĂ©rations de son peuple, mais pas seulement, car les livres, dit-elle, sont une bonne mĂ©decine. L’adaptation prochaine en sĂ©rie Netflix par la sociĂ©tĂ© de production de Barack et Michelle Obama Ă©largira encore son public.

Chi Miigwetch (merci beaucoup) pour ce roman dense et riche !

Et pour aller plus loin

Beaucoup de rĂ©fĂ©rences en anglais. Mais un tĂ©moignage traduit en français retrace l’histoire de la culture ojibwĂ© : RĂ©cit d’une indienne Ojibway d’Ignatia Broker, Ă©ditions du Rocher, 2000.

Marie-Christine Gaudefroy, lectrice du comité Jeunesse
Janvier 2022 

BOULLEY, Angeline : Une dose de rage, Nathan, 2021 (Grand format). Belle couverture de Moses Lunham (artiste ojibwĂ©), hommage Ă  l’art amĂ©rindien.
LĂ©gende complĂšte de la photo des jeunes danseuses : « Deux jeunes autochtones dansent aux Cheyenne Frontier Days le 22 juillet 2013. » © : Bambi L. Dingman /Dreamstime.com
Source : L’encyclopĂ©die canadienne : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/danses-de-pow-wow