Serge Safran, éditeur de L’Algérois, prix Hors Champ

       

Entretien avec un éditeur indépendant, Serge Safran, éditeur de L’Algérois, roman d’Eliane Serdan

Éliane Serdan et vous ?

La relation entre un auteur et son éditeur n’est pas toujours simple : un premier roman réussi, prometteur comme on dit, n’inaugure pas toujours une œuvre ! L’Algérois est le troisième texte d’Éliane Serdan que je publie, après La Fresque en 2013 et La Ville haute en 2016. Nous avons cheminé ensemble dans un climat réciproque de confiance. Avec cette particularité exceptionnelle qu’à chaque titre Éliane Serdan a obtenu un prix littéraire. 

Le manuscrit en main, avez-vous beaucoup « retravaillé » son texte ? 

J’estime que chaque mot doit avoir sa nécessité. J’applique cette règle quand je relis Stendhal ou Flaubert et que m’agace tel ou tel tic de langage. Alors, oui, c’est à cette aune que je « malmène » les manuscrits que je lis ! Un moment toujours difficile : le choix du titre. « L’algérois » est le fruit d’une réflexion à deux, loin du compromis ou du diktat. « L’Algérois » m’a fait penser à Camus… Le titre ajoute du sens.

Vous faites partie des « éditeurs indépendants ». Ce qui veut dire ?

Ce qui veut dire… directement dépendant des lois du marché ! Après avoir publié en tant qu’auteur au Castor Astral des recueils de poésie, écrit des chroniques pour Le Magazine Littéraire, cofondé les Éditions Zulma en 1991 et participé à son aventure, j’ai fondé ma propre structure en 2012. L’inconfort économique est sans doute le prix à payer pour éditer qui je veux. Sans entrer dans des considérations techniques, je n’ai pas opté pour l’auto-diffusion-distribution. Je suis diffusé par la CED et distribué par Les Belles Lettres. Pour être concret, les étapes qui vont de l’édition d’un manuscrit à la mise en place du livre en librairie et à sa vente sont cruciales : la durée de vie d’un livre en librairie est en moyenne, on le sait ou devrait le savoir, d’un mois et demi, même si les libraires sont censés ne pas les retourner à moins de trois mois, en tout cas aux Belles Lettres. Le nombre d’exemplaires du tirage se décide, hélas souvent, avant de connaître les « notés », un livre sortant en octobre étant « travaillé » par son représentant dès le mois de juillet. D’un coup de dé ! L’Algérois a été tiré, de mémoire, à un millier d’exemplaires.

Cela nous ramène au choix d’un manuscrit. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? L’identité de l’éditeur ne se dessine-t-elle pas là ? Une ligne éditoriale ?

Le nombre de manuscrits que je reçois est bien sûr totalement disproportionné par rapport à mes possibilités d’édition. En moyenne une douzaine par mois, mais parfois beaucoup plus. Les gens qui écrivent (les « écrivants » pour reprendre l’expression de Roland Barthes) ont souvent un point de vue narcissique ; ils ignorent que la vie des livres dépend des lois du marché. Pour survivre, économiquement parlant, il me faut publier une dizaine de livres par an ; je ne peux, humainement, faire davantage et courir le risque de publier des livres mort-nés, le goût d’une époque étant variable, volatile ou tout ce que l’on voudra. Sans négliger évidemment ma propre faillibilité.

Mais votre catalogue est bien là ! N’a-t-il pas sa cohérence et son originalité ? Des bonnes surprises ? des fiertés ? des préférences… ?

En fait, en changeant de structure éditoriale, j’ai acquis une plus grande, voire une totale liberté qui m’a incité à rechercher et défendre de nouveaux talents. Tout en prolongeant mes affinités électives. À ma grande surprise, je dois reconnaître que les livres qui ont attiré le plus grand nombre de lecteurs sont des premiers romans. L’Assassin à la pomme verte, Bérénice 34-44 ou La Fille du van arrivent en tête de mes meilleures ventes. Ce qui est bien sûr un plaisir mais il est encore plus grand quand on voit se développer une œuvre comme celle de Dominique Paravel. Nouvelles vénitiennes, son premier livre et premier titre de mes éditions – qui n’est pas un roman – caracole également en tête des ventes, suivi par deux romans tous deux remarqués, primés et passés en poche. Son prochain, Alice, disparue, qui a pour toile de fond la Venise des années soixante-dix, doit paraître au début de l’année 2021 ! Je pourrais citer aussi Béatrice Castaner dont le deuxième roman, La Femme-Maÿtio, confirme le talent du premier. Je suis fier d’avoir publié des livres que personne d’autre n’aurait osé comme La Villa du Jouir de Bertrand Leclair ou Le Théâtre de l’inceste d’Alain Arias-Misson. D’avoir publié le dernier essai d’Alain Nadaud, sur un sujet essentiel, Dieu est une fiction, ou, en littérature étrangère, le Coréen nobélisable Hwang Sok-yong, avec L’Étoile du chien qui attend son repas : le prolongement d’un travail de plus de vingt ans en littérature coréenne mais il me faudrait citer aussi Les Garçons de l’amour de Ghazi Rabihavi, auteur iranien traduit du persan à découvrir absolument à partir du mois d’août 2020. Ah ! si je m’écoutais je vous citerais la quasi-totalité de mon catalogue car chaque titre y a une raison d’être qui parfois plonge ses racines trente ou quarante ans en arrière. La vie de chaque titre donne sa vie à l’ensemble, c’est peut-être ainsi que se dessine au fil du temps une démarche, avec pour priorité d’être le seul ou le premier à faire découvrir de beaux imaginaires, la dominante restant bien sûr le plaisir toujours augmenté de la lecture. 

Entretien réalisé en juillet 2020 par Claudine Bergeron