Raconter l’album à distance

Une autre expression du rythme et de la voix

Le « retour chez soi », lié à la crise sanitaire, a privé nombre d’enfants du contact avec les albums en présence de médiateurs. Face à cela, professionnels du livre jeunesse et de l’enfance ont fait preuve d’inventivité pour raconter le livre d’images autrement, notamment via les médias sociaux. Ces initiatives rappellent l’importance du rythme dans la lecture d’albums.

Grand mélomane, Maurice Sendak s’en remettait au rythme pour évoquer sa vocation d’auteur-illustrateur : « Mon talent, c’est de savoir faire un livre d’images. Savoir en trouver le bon rythme, la bonne cadence »(1). Utilisé dans nombre de domaines et pourtant encore peu étudié, le rythme constitue un paradoxe en soi : s’il semble intuitivement compréhensible, il apparaît insaisissable à qui cherche à le définir sorti de tout contexte. À ce titre, quel sens prend-il dans le tissage des images et du texte de l’album ? Par quel(s) moyen(s) réinventer le rythme d’un album lorsqu’un enfant se trouve dans l’impossibilité de le découvrir entre ses mains ?

Les confinements successifs de 2020, marqués par un regain d’intérêt pour l’oralité, constituent un cadre opportun pour s’emparer de ces interrogations. Les expériences, voire expérimentations, des professionnels du livre et de la petite enfance constituent autant d’illustrations de cette réinvention du rythme de l’album auprès des enfants et de leur entourage dans l’espace domestique.

Le rythme, un ensemble de repères

Étymologiquement, le mot rythme est issu du grec rhuthmos qui pourrait se traduire par « flux » ou « mesure ». Dans Problèmes de linguistique générale (1966), Benveniste rétablit l’origine authentique du mot qui désigne « la forme d’une chose » en l’associant au mouvement(2). Il serait une articulation entre liaison et rupture, un élément à la fois structurant et souple. Ainsi, tourner les pages d’un album fait partie de la mise en scène du rythme, entre l’action répétée du geste et le temps de lecture variant d’une double page à une autre.

Selon le théoricien du langage Henri Meschonnic, l’individu porte le discours — le récit dans le cas de la lecture — jusque dans son corps. Il émet son rythme propre dans sa voix, son souffle, sa respiration(3).

Dans le domaine de la recherche et de la critique dédié à la littérature pour la jeunesse, l’universitaire Cécile Boulaire s’est intéressée au rythme de l’album en lien avec la lecture à haute voix. Dans l’un des billets de son blog Parler d’albums avec des orthophonistes, elle expérimente une méthode pour articuler ce qu’elle nomme la « sensation rythmique », notamment à la lumière des travaux en psychologie du développement et du découpage musical, inspiré de la partition.

Couleurs, répartition du texte et de l’illustration, répétitions de motifs sur la surface des pages se révèlent autant d’éléments qui impulsent le rythme, comme l’analyse la critique et formatrice Sophie Van Der Linden, en particulier dans ses ouvrages Lire l’album (2006) et Album[s] (2013).

Ce panorama laisse entrevoir combien le rythme iconotextuel (i.e. : lié à l’équilibre texte et image dans l’album) a un rapport étroit avec la musicalité, mais également avec le langage. Comme en musique, il prend entièrement part à l’album en tant que matière sensorielle invitant le destinataire à entrer en contact avec des « ressentis en mouvement, des souvenirs diffus, des affiliations »(4).

Le rythme, une histoire de voix

L’album n’est pas qu’un livre à images, il correspond aussi à une mise en récit de la voix dans ce qu’elle a de plus musical, à la manière d’une performance de comédien ou de chanteur(5). Les travaux de Maya Gratier, chercheuse en psychologie du développement (Laboratoire BabyLab), montrent combien l’interaction avec la voix maternelle correspond à l’exploration du monde par le bébé, expérience fondamentale déjà au travail in utero.

De même, comme le rappelle la chercheuse finlandaise Riitta Oittinen, la traduction de l’album est indissociable d’un ensemble de voix porté par l’iconotextualité : « La traduction peut tout à fait se définir comme cet ensemble d’un réseau à plusieurs voix dans lequel illustrateurs, auteurs, traducteurs, éditeurs et les différents lecteurs se rencontrent et s’influencent mutuellement. Au sein de cette constante interaction, chaque acte de compréhension contribue à ce qu’il soit compris »(6).

Le rythme se fabrique au carrefour de ce travail collaboratif et polyphonique, impliquant des considérations textuelles, linguistiques, interculturelles et iconotextuelles(7). Conteurs, bibliothécaires et lectrices d’associations dont la mission vise à favoriser la pratique de la lecture partagée (A.C.C.E.S et Lire à Paris, pour ne citer qu’elles) en sont les interprètes lorsqu’ils lisent à haute voix.

Lire, voir et écouter : l’offre à distance

Le contexte des confinements répétés rend cette préoccupation d’autant plus actuelle qu’elle a favorisé de nouvelles pratiques de lectures au sein de l’espace domestique. Cette situation inédite a notamment bénéficié aux offres de supports dématérialisés(8). Éditeurs, auteurs et médiateurs ont dû réinventer une autre façon de penser le rythme de l’album hors de l’objet physique du livre, et les familles ont dû se mettre au diapason. Le regain de la voix et de l’oralité a ainsi réinvesti l’espace domestique, renouant avec la mémoire des sons qui ont bercé les premiers temps de la vie.

Des radios connues ont noué des partenariats, à l’instar de la série de podcasts « Lis-moi une histoire » sur RTL avec les éditions Albin Michel Jeunesse, pour laquelle des bibliothécaires ont prêté leurs voix à la lecture d’ouvrages sélectionnés par leurs soins. Nombre de lectures sonores enregistrées (banques de contenus éditoriaux, radio sur internet, etc.) ont fait de nouveaux adeptes, sans oublier le visionnage de l’album filmé, c’est-à-dire la diffusion du filmage d’un album papier ou la mise à disposition en streaming de sa forme numérique sur un écran. Se distinguant du livre accompagné d’un CD (ou fichier mp3), l’album filmé met en scène le rythme iconotextuel au moyen d’une lecture audiovisuelle. L’oeuvre bénéficie donc d’une réalisation nécessitant des enjeux scénographiques tels la pose de la voix, le choix de cadrage, l’habillage sonore et la lumière.

Site Les albums filmés / l’école des loisirs

Ainsi « Les Albums filmés » de l’école des loisirs regroupe un ensemble d’albums filmés disponibles en ligne, destinés à une lecture sur ordinateur et tablettes. À l’attention des plus de 2 ans, en lecture accompagnée, cette banque d’albums est présentée comme un outil à visée pédagogique permettant aux enseignants de travailler en amont la compréhension orale, la lecture à haute voix. Chez Gründ Jeunesse, la collection « Le coin des histoires » se base sur le filmage en plan fixe d’un album posé sur une table en bois. On y découvre les mains d’une conteuse tournant les pages tandis qu’une discrète musique d’ambiance accompagne sa lecture à haute voix. Quant à Didier Jeunesse, maison connue pour sa ligne éditoriale orientée sur la musique et l’oralité, la collection « Histoires racontées aux enfants » propose la lecture d’un album numérique imitant la tourne des doubles pages, accompagnée de la voix de la conteuse en off.

À l’épreuve des médias sociaux : visios, blogs, etc.

Ces ressources ont fait l’objet d’informations relayées par des parents ayant dû improviser des pratiques du livre hors des écoles, bibliothèques et librairies, pris dans un  quotidien inédit où se sont mêlées garde des enfants, activités professionnelles et domestiques, tel ce blog de parents répertoriant une liste de collections durant le confinement du printemps dernier : https://papapositive.fr/26-albums-filmes-pour-les-enfants/gratuit/.

Les médiateurs du livre et les professionnels de la petite enfance ont aussi révélé des pratiques inventives en partageant leurs ressources. Ainsi, une lectrice professionnelle de l’association  Lire et faire lire/Aube a mis en ligne des albums lus par Rémi Courgeon, filmé de chez lui. Ailleurs, une nourrice explique sur son blog comment elle a repensé sa pratique de lecture partagée pour rester en contact avec les enfants qu’elle garde habituellement. Elle a adopté le principe de la « visio », versant amateur du filmage d’album.

Certains libraires spécialisés en jeunesse, déjà rodés dans leur pratique de filmage de lecture d’albums, ont poursuivi ce travail. Sur la page Facebook de la librairie M’Lire, Simon Roguet présente son album face à la caméra avant d’orienter celle-ci vers les doubles pages de l’album déposé sur une table. Hors champ, le libraire lit avec un micro, tandis que le spectateur-lecteur assiste à la tourne manuelle des pages entrecoupée de zooms qui le guident pour se balader dans l’image. N’oublions pas les bibliothécaires qui, eux aussi, ont pratiqué le filmage, tel des séances de « Bébés lecteurs ». Deux bibliothécaires de la médiathèque de Callian (Provence Alpes Côte d’Azur) ont proposé des lectures filmées hebdomadaires, à disposition sur la page Facebook de la médiathèque. Posant sur le mur l’album filmé en plan fixe, l’une d’entre elles tourne les pages. Le duo conte avec énergie : bruits d’ambiance en arrière-plan, chansons et bruits de bouche rendent compte pleinement du rythme bondissant de l’album Le plus malin de Mario Ramos.

Ces pratiques de lecture en période de confinement témoignent de l’inventivité des professionnels en lien avec la fabrication ou la lecture du livre. Ces nouvelles propositions rythmiques de lecture d’albums sont des pratiques et des témoignages variés qui ravivent l’oralité des contes appliquée à l’album, brisant toujours plus la barrière, déjà bien érodée, entre livres papier et outils numériques. Peut-être seront-elles mises au service d’une réflexion plus large, notamment en faveur d’actions auprès des familles et des publics peu familiers ou éloignés du livre ?

Pamela Ellayah

[1] « Un entretien avec Maurice Sendak » mené par Roger Sutton, Horn Book Magazine, 2003, traduit par Béatrice Michielsen, « Dossier Maurice Sendak », in La revue des livres pour enfants n°232, BNF, p.101.
[2] BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, Tome 1, Paris, Gallimard, 1966.
[3] Cité par CASTARÈDE, Marie‑France, « Le rythme et la mélodie » dans Spirales, n°44, 2007, p. 39-46 : Henri Meschonnic, La rime et la vie, Paris, Gallimard, 2006, p. 314 et suivantes.
[4] GRATIER Maya, « Raconter en chantant : musicalité et narrativité au cœur du développement humain », dans Sylvie Rayna, Chloé Seguret et Céline Touchard, Lire en chantant des albums de comptines, Paris, Érès, 2015, p. 49.
[5] ENGEL Bernhard et CARMINATI Jean-Paul, Le son de lecture, guide pratique de la lecture à voix haute, Paris, Éditions du Faubourg, 2020.
[6] OITTINEN Riitta, « Where the Wild Things Are : Translating Picture Books ». Meta, n°48, 2003 (1-2), p.128‑141.
URL : https://doi.org/10.7202/006962ar
[7] DOUGLAS Virginie, État des lieux de la traduction en littérature jeunesse, Rouen, PURH, 2015. DOUGLAS V. et CABARET Florence (dir.), La retraduction en littérature de jeunesse, Retranslating Children’s Literature, Bruxelles, Peter Lang, 2014.
[8] SOULÉ Véronique, « Le paysage sonore : un état des lieux. Permanences et mutations des offres », in La Revue des Livres pour enfants, « Le son monte », n°313, juin 2020, Paris, BnF, p.107-115.