[J] Pas de baiser pour Maman, de Matthieu Sapin

« Une partie du charme de Ungerer […] est sa compréhension instinctive de la rage impuissante qui saisit tous les petits enfants pendant une grande partie de leurs jeunes années. C’est une colère dirigée contre les limitations de l’enfance elle-même. »*

Son petit roman, Pas de baiser pour Maman, en est l’illustration la plus évidente. L’histoire raconte une journée de Jo, un jeune chat qui ne veut pas des baisers de sa Maman, ne veut pas être son « petit chou au miel » ni un « bon petit Minet de carte postale ». C’est une rude journée pour l’enfant qui fait de la peine à sa mère en refusant, véhément, ses démonstrations d’amour et à son père en brisant malencontreusement le pare-brise de sa voiture. Rageur et bagarreur certes, mais pas insensible, Jo saura faire un beau geste d’amour et de réconciliation.

Place de ce livre dans l’oeuvre d’Ungerer

Ungerer aurait écrit Pas de baiser pour Maman pour se moquer gentiment de son ami Maurice Sendak, en réponse au livre que ce dernier a illustré, Un baiser pour Petit-Ours** (1971), cinquième album d’une série qui narre les petits faits de la vie quotidienne d’un ourson heureux. Sendak a illustré ces livres à la plume, en noir et blanc, et il se dégage beaucoup de tendresse dans ces albums.

No kiss for mother est d’abord sorti aux Etats-Unis, en 1973, où vivait alors Tomi Ungerer (né en 1931 à Strasbourg), puis en français, à L’Ecole des loisirs, en 1976. Il a certainement un côté biographique, Tomi ayant perdu son père à l’âge de 3 ans, et, dernier de la fratrie, a été couvé par sa Maman. Aria, une des filles de l’artiste qui défend aujourd’hui l’oeuvre de son père disparu en 2019, dit qu’assurément madame Chattemite est la mère de Tomi.

Ce livre est un petit roman, écrit en trois chapitres, avec un texte important, illustré tout en gris et blanc. Les dessins ont été réalisés à la main, au crayon graphite, sur calque. Un travail minutieux et long qui permet de rendre une infinie de nuances de gris.

Ironie de l’histoire, Tomi Ungerer a reçu le DUD Award du pire livre pour enfants à la sortie de Pas de baiser pour Maman, et, en 1998, la récompense suprême, le Prix Hans Christian Andersen pour l’ensemble de son œuvre !

Pas de baiser pour Maman a déchaîné les critiques, en particulier aux États-Unis, à cause, entre autres, d’une bouteille de schnaps posée sur la table du petit-déjeuner, ou du dessin de Jo lisant assis sur les toilettes, choses qui passaient très mal à l’époque. D’autres images peuvent heurter, comme le père de Jo corrigeant son fils avec sa canne (Mathieu Sapin en donne une version moins dure, en suggérant que Jo s’imagine être corrigé), ou encore poser question comme ce chat en uniforme SS avec en guise de croix gammée un point d’interrogation. Quoiqu’il en soit, presque 50 ans plus tard, Pas de baiser pour Maman fait partie des classiques de la littérature jeunesse. Gageons qu’il sera encore plus lu grâce à la merveilleuse adaptation qu’en a fait un fan de la première heure : Mathieu Sapin.

Mathieu Sapin

Mathieu Sapin est né en 1974, Pas de baiser pour Maman est sorti en 1973. Autant dire que Mathieu Sapin est né avec ce livre que sa Maman, bibliothécaire, lui a raconté, et qui l’a profondément marqué.

Deuxième coïncidence, Mathieu Sapin a fait ses études à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, dans la section illustration, en 1992. Là-même où Tomi Ungerer a fait un petit passage avant d’être renvoyé pour cause d’indiscipline.

Mathieu Sapin publie sa première bande dessinée en 2000. En jeunesse on lui doit, entre autres, la série Sardine de l’espace, et côté adultes il est l’auteur de deux albums qui ont fait beaucoup de bruit, Campagne présidentielle en 2012 (il a suivi François Hollande durant sa campagne), et Le château (une année dans les coulisses de l’Élysée), en 2015. Toutes ces BD sont publiées chez Dargaud.

Parfait de par son calibre, ce petit roman, à part dans l’oeuvre d’Ungerer, permet une adaptation en bande dessinée. Et qui dit bande dessinée dit bulles. Les dialogues s’affichent donc dans des bulles. Le principe de la bande dessinée c’est aussi de raconter par le dessin, Mathieu Sapin a donc rajouté des images. De 42 pages initiales en petit format, l’ouvrage s’est étoffé, et s’étend sur 60 pages en grand format. Et pourtant on s’y retrouve parfaitement, car Mathieu Sapin a choisi de rester au plus près de l’oeuvre originale, en copiant le dessin d’Ungerer et en conservant le noir et blanc (mais colorié à l’ordinateur), ainsi que l’intégralité du texte traduit par Adolphe Chagot, puis dans une deuxième traduction revue par Florence Seyvos. Quelques dialogues se sont ajoutés sur les nouvelles illustrations.

Le jeu des ressemblances

Parfois Mathieu Sapin agrandit la focale en donnant à voir un champ plus large, comme dans l’image du taxi resitué dans un environnement urbain par exemple (p. 50). Il développe aussi certaines scènes, comme l’épisode du cigare, qui occupe neuf lignes et une petite illustration dans l’oeuvre originale, raconté sur trois pages en onze vignettes, dans la BD. Ou la conversation de Jo et de son père dans la voiture qui est illustrée sur cinq pages dans la BD, alors qu’il n’y a que deux dessins dans le roman. Cela donne plus de place au papa, très compréhensif, qui réconforte son fiston. Parfois on pourrait jouer au jeu des sept erreurs avec les petits détails ajoutés dans la BD, comme un téléphone portable dans les mains d’un passant (p. 28), et surtout, sur la couverture une queue de rat qui dépasse du bol, ce qu’avait prévu Ungerer, mais qui n’avait pas été accepté. Dans les bandes dessinées il y a les bruitages : Mathieu Sapin s’est fait plaisir avec les hurlements du chaton quand l’infirmière sadique lui recoud son oreille !

Mathieu Sapin a aussi accentué les clins d’oeil à Strasbourg. Il s’est inspiré du bâtiment des Arts déco pour dessiner l’école de Jo, et a placé la cathédrale de la ville sur la première image, alors que le décor original est situé essentiellement à New York comme en témoignent les taxis bien reconnaissables.

Ce petit roman, subversif en 1973, l’est moins désormais. Les parents d’aujourd’hui l’ont lu quand ils étaient enfants et le racontent à leurs propres enfants. Les mœurs ont évolué, le regard sur l’enfance aussi. À l’époque, Tomi Ungerer aimait dire que ce livre était destiné aux enfants, pas aux parents, et sûrement pas aux mamans ! Ce n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui, et la version luxe de la BD, incluant un cahier sur les coulisses de la création, intéressera les adultes autant que les enfants.

Deux éditions sont proposées, une en version brochée à 15 €, avec de la couleur dans les textes narratifs, l’autre – à privilégier !- en édition luxe à 17 euros, sans couleurs, beaucoup plus élégante.

Aline Eisenegger
lectrice comité Jeunesse

* In : Tomi Ungerer’s reluctant heroes, Selma G. Lanes. Cité par Caroline Rives dans La Revue des livres pour enfants, n°171 (numéro spécial autour de Tomi Ungerer), 1996.

** Else Holmelund Minarik, pictures by Maurice Sendak : A Kiss for Little Bear. New York, Harper & Row, 1968. Un Baiser pour Petit-Ours, traduit par Adolphe Chagot. L’École des loisirs, 1971 (Joie de lire).