[J] Des sauvages et des hommes, d’Annelise Heurtier

Qui sont les sauvages ?

Qui sont les hommes ?

Inspiré d’un fait réel : l’exhibition de cent onze Kanaks au Jardin d’Acclimatation, à la lisière du bois de Boulogne, en marge de l’exposition coloniale de 1931. Un récit qui dérange, bouscule et éveille les consciences.

La FFAC (Fédération Française des Anciens Coloniaux) désire légitimer la colonisation, faire frémir le public et renflouer ses caisses. Elle délègue donc en Nouvelle-Calédonie un de ses membres, Jean Pourrot, pour sélectionner une centaine de Kanaks qui seront présentés au Jardin d’Acclimatation,  à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931 à la Porte Dorée. Le jeune Edou, aventureux et curieux, réussit à s’immiscer  dans le groupe censé partir en France accomplir une « mission culturelle ». Mais, parqués dans des huttes de fortune, signalés par la pancarte « Cannibales » et contraints de donner des spectacles grotesques à demi-nus, les Kanaks déchantent vite. La prise de conscience de cette ignominie par Victor, jeune homme de bonne famille jusque-là d’un naturel effacé, va changer le destin des deux garçons.

Le Jardin d’Acclimatation, un lieu tristement emblématique

Difficile, quand on voit les mines réjouies, de s’imaginer que ce lieu de loisirs a été celui de souffrances et d’humiliations durant des décennies !

Le jardin « d’agrément et d’exposition d’animaux utiles de tous pays », d’une taille de dix-neuf hectares, est inauguré le 6 octobre 1860 par Napoléon III. On y trouve alors des ours, une girafe, des kangourous, des chameaux et, côté végétation, des bananiers et des bambous. L’année suivante, un aquarium y est ouvert. Pendant la guerre de 1870, le jardin est fermé et les animaux, dont deux éléphants, sont abattus pour nourrir les Parisiens assiégés. Le jardin est restauré en 1872 et rouvert, la faune s’y reconstitue peu à peu. À partir de 1877, le Jardin d’Acclimatation se transforme en « jardin ethnologique » à l’initiative de son directeur, Albert Geoffroy Saint-Hilaire (petit-fils du naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire qui a examiné la jeune Africaine surnommée la « Vénus hottentote » en 1815). Il s’inspire de l’allemand Carl Hagenbeck, marchand d’animaux sauvages et initiateur des zoos humains en Europe.

De 1877 à 1931, ce sont vingt-deux expositions d’êtres humains qui sont organisées, essentiellement des Africains, mais aussi des Indiens, des Lapons, des Cosaques, parqués derrière les grilles de la grande pelouse. Le succès est au rendez-vous, le public et les anthropologues se pressent et on peut lire, en 1903, dans le Guide du promeneur : « Les exhibitions ethnographiques, dont le Jardin d’Acclimatation a comme le monopole, ont le double mérite d’éveiller la curiosité de la foule et de l’instruire en mettant sous ses yeux des races humaines ».

En 1952, le parc devient enfin un lieu de promenades et de loisirs familial, peuplé seulement de quelques paisibles animaux de la ferme. L’exhibition de 1931 dont parle le roman est donc la dernière et met fin à cette pratique, du moins à cet endroit.

Un sujet longtemps passé sous silence et peu traité en littérature adulte et jeunesse 

Ce phénomène du spectacle exotique a attiré 1,4 milliard de visiteurs dans le monde entre 1800 et 1940, et concerné 35 000 « figurants ». Pourtant, jusqu’aux dernières années, on en a peu parlé et il a été peu évoqué dans la littérature.

Cannibale de Didier Daeninckx, paru chez Verdier en 1998, retrace l’épisode des Kanaks sur fond de révolte en Nouvelle-Calédonie. Voici le discours tenu aux « heureux élus » au moment du départ pour la France :

« Ce voyage est la chance de votre vie. […] Vous montrerez par vos chants, vos danses, que coloniser ce n’est pas seulement défricher la jungle, construire des quais, des usines, tracer des routes, c’est aussi gagner à la douceur humaine les cœurs farouches de la savane, de la forêt ou du désert… ».

La réalité s’avère brutalement différente 

« On nous jetait du pain, des bananes, des cacahuètes, des caramels… Des cailloux aussi. Les femmes dansaient, les hommes évidaient le tronc d’arbres en cadence, et toutes les cinq minutes l’un des nôtres devait s’approcher pour pousser un grand cri, en montrant les dents, pour impressionner les badauds ».

Il évoque aussi, comme notre roman, l’échange, conclu avec un cirque allemand, d’une partie d’entre eux contre des crocodiles. Un récit court et efficace, qui marque les esprits.

En 2004 chez Rue du Monde, l’auteur reprend le même sujet dans un livre qui s’adresse aux enfants dès 9 ans, L’enfant du zoo, racontant l’amitié d’une petite fille et d’un enfant kanak enfermé derrière des barreaux.

Citons aussi le récent et remarquable Sauvage ? d’Alexandre Galand au Seuil Jeunesse, magnifiquement illustré par Delphine Jacquot. Ce documentaire interroge largement la notion de « sauvage », toujours liée à un regard, et fait réfléchir à notre rapport à l’autre en s’appuyant sur l’histoire, les mythes, l’art et la science.

Des sauvages et des hommes, proche du docu-fiction, comble donc un quasi-vide et expose de façon précise, pour les jeunes à partir de 12 ans, ce pan peu glorieux de notre histoire. Le texte est émaillé de documents authentiques, programmes, lettres officielles, extraits de presse, comme cet article du magazine La vie parisienne du 23 mai 1931 :

« Le public peut admirer depuis quelque temps déjà au Jardin d’Acclimatation des Canaques authentiques, venus des îles lointaines, pour la plus grande distraction des petits enfants de Paris. Chacun sait que la plupart de ces tribus sont polygames et pratiquent l’anthropophagie ».

Les années trente amorcent une prise de conscience de l’opinion publique sur ces zoos humains et le personnage de Victor le montre bien. Peu à l’aise dans ses études et dans son rôle de repreneur de l’entreprise familiale, il se révèle dans la dénonciation de cette abomination et va même jusqu’à se produire avec les « sauvages » :

« Victor Noblecourt, joues barrées de peinture vermillon, vêtu d’un manou et de quelques colliers de coquillages, Victor Noblecourt, frêle et blanc, qui, au milieu de l’enclos des cannibales, sous les crépitements des appareils photo, embrassait la foule d’un regard triomphant ».

Enfin, la postface de Pascal Blanchard, directeur notamment du catalogue d’exposition Exhibitions : l’invention du sauvage (musée du quai Branly 2011-2012), remet l’ouvrage en perspective et lui donne une caution scientifique.

Un documentaire pour aller plus loin 

Le même Pascal Blanchard est le réalisateur d’un documentaire poignant appuyé sur de nombreuses archives, Sauvages, au cœur des zoos humains, programmé en 2018 sur Arte et rediffusé récemment. On y suit six parcours, dont celui de Petite Capeline, une fillette de 2 ans venue de Patagonie qui meurt d’une broncho-pneumonie au Jardin d’Acclimatation où elle est montrée à moitié nue. Des témoignages de descendants et des informations sur la politique de restitution des corps qui se met en place complètent ce tableau glaçant.

Signalons enfin la fondation de Lilian Thuram, pour qui « les zoos humains permettent de comprendre d’où vient le racisme », qui propose une exposition itinérante sur ce thème : Zoos humains. L’invention du sauvage.

                                                         

Marie-Christine Gaudefroy, lectrice du comité Jeunesse.
Septembre 2022

Annelise Heurtier : Des sauvages et des hommes. Casterman, 2022. Postface de Pascal Blanchard, spécialiste de la question coloniale.