[HC] Roman fleuve, de Philibert Humm

Humour foufou, fantaisie pétillante, érudition et décontraction : la légèreté (en tous genres) est-elle admise quand les temps sont troubles (ou nous paraissent tels) ?

Les aventuriers vivent une vie trépidante et portent des gilets à poches. Ils courent le monde, gravissent des sommets, tombent dans des crevasses, s’écorchent les genoux. Quand ils rentrent à la maison, ils racontent leur aventure en enjolivant à peine, parce que c’est bien joli de ficher le camp aux cinq cents diables, si on ne peut en parler au retour, ça ne sert à rien. Quand l’entourage a suffisamment soupé du récit des aventures, il est temps de repartir. Telle est la destinée des aventuriers. “
p.13

On est au mois d’août 2018. Philibert Humm se sent l’âme d’un aventurier et décide de lancer une expédition inédite et rafraîchissante, de Paris à Honfleur, sur la Seine. Il constitue un équipage en recrutant deux copains plus ou moins enthousiastes. À eux trois ils n’ont pas quatre-vingt-dix ans : Humm sera Capitaine et tiendra le journal de bord, le deuxième sera Maître écopier, et le troisième, sans fonction précise, sera Major. Ne reste plus qu’à dénicher une embarcation : un canot deux places à pagaies peint en vert pétant, judicieusement baptisé Bateau, et dont le vendeur prétend qu’il aurait appartenu à Véronique Sanson.
Quatre ans plus tard l’écrivain-chroniqueur Éric Neuhoff annonce le livre le plus léger, drôle et malicieux de la rentrée littéraire 2022. Il prophétise : “ Philibert Humm n’aura pas le Goncourt. Il n’aura que des lecteurs.” Pas mal vu, si ce n’est que Philibert Humm a bel et bien reçu quelques semaines plus tard le prix Interallié 2022 pour ce premier roman !

Le journal de bord est devenu Roman fleuve, titre qui annonce sans détour les tonalités du récit : autodérision, sarcasme, second degré ou plus. Ton également donné par la dédicace “ À mon oncle Agathe ” et une citation d’Alphonse Allais en exergue.

On pense évidemment au chef d’œuvre de Jerome K Jerome, mais si nos trois hommes ont bien un bateau, ils n’ont pas de chien. Et ce n’est pas parce que les Britanniques possèdent, dit-on, un humour labellisé, qu’un jeune écrivain français devrait brider le sien. Heureusement pour nous, Philibert Humm n’a pas eu ce complexe ! C’est un feu d’artifice de la première à la dernière ligne : de la franche rigolade, du subtil, des clins d’œil malicieux, de la mauvaise foi, des anecdotes et des paradoxes hilarants. Jusqu’à la couverture et aux illustrations pince-sans-rire d’Arthur Capmas qui participent à cette impayable épopée fluviale au cours de laquelle on croise entre autres personnalités : Gérard Larcher, Sylvain Tesson et son père Philippe, Véronique Sanson déjà citée, et le roi Merlin.

Bateau sur l’eau, la rivière, la rivière…

“ Les manuels scolaires nous l’apprennent, la Seine prend sa source sur le plateau de Langres et se jette dans la Manche. Relativement rectiligne jusqu’à Paris, elle observe ensuite d’inexplicables détours et circonvolutions que les géographes appellent pompeusement des méandres. Mon grand-père, celui qui croit au roi Merlin, a une explication là-dessus. Il prétend que la Seine zigzague après Paris car elle est saoule d’avoir traversé la capitale. Cela n’a jamais été prouvé. Reste que ces méandres allaient nous compliquer la tâche. À vol d’oiseau, Paris n’est distant du Havre que de 178 kilomètres. Par voie d’eau, l’addition grimpe à 360 kilomètres. Le double… ”
p. 33

À peine larguées les amarres et quitté le quai sous le pont du Garigliano, nos trois marins d’eau douce perdent l’ancre du canot ! Peu importe : la débrouille, l’improvisation, et les muscles, feront office d’expertise et de préparation. Il y aura deux chavirements judicieusement répartis au long de la navigation, des bivouacs au milieu des immondices sous des ouvrages d’art (pont de RER, d’autoroute, etc.), une mutinerie, une arrestation par la brigade fluviale, des “ ventilations narratives ” quand il ne se passe pas grand chose sur l’eau, et beaucoup de mauvaise foi de la part du narrateur qui ne manque pas une occasion de se pousser du col, et de poser en aventurier donneur de leçons inutiles à ses subordonnés matelots. Il faut plaindre ces deux malheureux : ils sont de tous les chapitres et de toutes les corvées, en butte en permanence aux moqueries désobligeantes et mesquines de leur capitaine. Une fois à terre, donc à la fin du roman, Humm laisse le major autoproclamé exprimer un droit de réponse à sa manière (à moins que ce ne soit à celle du capitaine Humm ?), le vrai-faux règlement de comptes d’un personnage outré par l’image que l’auteur donne de lui :

“ J’ai connu des cons larges comme des estuaires, mais l’estuaire de la Seine me fit un tout autre effet et je dois vous parler de Pitaine, l’homme au pompon de l’histoire. Philibert Humm, notre capitaine, que j’aurais nommé matelot par générosité révolutionnaire au cours de notre descente, que j’avais en réalité surnommé Pitaine, par amitié parfaite, est un rare escogriffe. Vous pensez peut-être qu’un escogriffe, c’est déjà rare. Imaginez un peu le bonhomme. Il importe ici de répondre aux allégations les plus fausses qu’il assena tout au long du fleuve avec la tranquillité propre aux auteurs qui ne pensent jamais qu’un de leurs personnages puisse, à la fin d’une œuvre, ouvrir le bec et rétablir deux trois choses. Bien mal lui en prit. C’était méconnaître le major, savoir moi-même, infatigable parleur qui ne respecte même pas la fin des livres pour se taire. ”
p. 274

On n’est pas sérieux quand on a trente ans

Philibert Humm

Philibert Humm a la réponse à la question qu’on ne devrait pas lui poser : est-ce bien raisonnable et responsable d’écrire léger quand l’heure est grave (ou qu’on croit qu’elle l’est) ? Son auto-défense ne figure pas dans Roman fleuve, mais dans un recueil de chroniques pour lequel Humm a reçu en 2021 le prix littéraire Alexandre Vialatte : Les Tribulations d’un Français en France (éditions du Rocher, 2021) :

“ On me reproch[e] aussi de verser dans l’anecdote et le calembour, de me livrer à des fantaisies, d’être un rigolo en somme. On me l’a pourtant fait copier cent fois : “ Il n’est pas permis d’être léger quand l’heure est grave.” Depuis l’enfance, j’attends que cette heure passe. Je ne quitte pas des yeux le cadran. L’aiguille est comme grippée, elle n’avance pas. Nous devrions essayer de changer la pile. ”
p.12

Vialatte, Blondin, Fallet…

Il est toujours éclairant de connaître les admirations, voire les influences, d’un écrivain quel que soit son âge ; Philibert Humm a grandi à l’école de la chronique de presse pourvoyeuse de nombreuses plumes à la littérature française.
Dans sa préface au Journal de 5 à 7 de René Fallet (Éditions Équateurs, octobre 2021) Philibert Humm dresse un portrait aux petits oignons de celui que l’on a longtemps pris pour un rigolo insaisissable mais dont le cœur en vrac débordait : “ Mes chagrins d’amour ne m’ont pas donné le goût de l’eau. ”

La première fois que je rencontrai Fallet, il était mort depuis trente ans. Je venais d’en avoir dix-huit. C’est un bouquiniste des bords de Saône qui nous a présentés. On s’est tout de suite bien entendus. Pour un mort, je lui trouvais beaucoup de savoir-vivre. Pas le savoir-vivre de madame la baronne qui vous apprend comment tenir un couteau à poisson, non : le savoir-vivre à fond les ballons, fenêtres ouvertes et sans ceinture. Le savoir-vivre à pleins poumons. Le savoir-vivre comme on ne vit plus. Fallet a bouffé, baisé, fumé comme ce n’est pas permis. À 55 ans, on lui a présenté l’addition. Angine de poitrine, merci bonsoir. Il a payé et s’est levé de table. On ne l’a plus revu.
Aujourd’hui nous sommes quelques-uns à le regretter. Pas de quoi monter un championnat de triplette mais ça viendra. On se refile ses bouquins sous le manteau, comme du saucisson sous l’Occupation. Plus il est mort et plus il nous revigore. Son journal comme son œuvre regorge de coups de sang, de coups de chaud, de coups d’amour et de coups dans le nez. Sa façon de tirer la langue à tout ce qui porte un uniforme ou s’appelle Paul Claudel nous regonfle en cinq sec.

p. 9

Tilly Richard, lectrice du comité Hors Champ
Janvier 2023

Philibert Humm, Roman Fleuve, éditions Équateurs, août 2022, 228 pages