[HC] Les Tourmentés, de Lucas Belvaux

Un premier roman fort, captivant, perturbant parfois mais plein de sensibilité et d’humanité.

On connaît Lucas Belvaux acteur (Allons z’enfants, 1981), on connaît Lucas Belvaux réalisateur (Des hommes, 2020), on ne le présente plus dans le domaine du cinéma. Avec ce premier roman on le découvre écrivain ! Il ne cesse de nous surprendre avec ce roman bien construit, cette intrigue insolite et cette écriture à la fois incisive et délicate.

Des abîmés de la vie

Les tourmentés, c’est l’histoire d’un contrat machiavélique passé entre trois personnes brisées par la vie qui vont devoir aller au bout d’elles-mêmes et affronter les traumatismes de leurs passés respectifs.

Le livre prend la forme d’un roman choral avec les trois protagonistes du contrat comme narrateurs principaux secondés par deux voix supplémentaires issues de l’environnement familial de l’un deux.

Le premier narrateur est Skender, vétéran de la guerre en ex-Yougoslavie, légionnaire devenu mercenaire en Irak, toujours torturé par les souvenirs des guerres auxquelles il a participé. Il est séparé de sa femme et de ses deux fils Jordi et Dylan. Ex-taulard, il vit en marge de la société : un clochard qui n’a rien à perdre.

« La vie. La mort. La même chose.
L’une et l’autre liées. Imbriquées. Solidaires.
Je connais les deux. Je vis. J’ai vécu.
J’ai vu mourir des hommes et, je dois l’avouer, j’en ai tué. Des hommes, oui. De sang-froid. Presque. En toute connaissance de cause en tout cas. J’étais soldat. »

p.7

« Ma vie.
Je pourrais crever là sans que ça change quoi que ce soit.
Et que je continue de vivre ne change rien non plus.
Ma vie. Ma mort. La même chose.
 Je m’appelle Skender. »

p.10

Ensuite il y a Max, de race noire, sous-officier de la Légion Étrangère, frère d’armes de Skender. Il a raccroché mais il n’a pas oublié les horreurs vécues. Il est entré au service de Madame en tant que chauffeur, majordome et homme de compagnie. Leur relation est complexe sans être trouble. Cela suffit à Max de vivre à ses côtés, libre mais à son service.

« Moi, j’ai refusé de mourir ou d’être survivant. Je n’ai pas bu jusqu’à oublier qui j’étais avant même d’oublier ce que j’avais fait. Non, je refuse d’oublier qui je suis et d’où je viens. »
p.12

« Comment définir ce que je suis. Chauffeur ? Oui, pas que. Bodyguard. Majordome. Cuisinier. Homme à tout faire, aussi, mais pas larbin. Pas ça. Jamais. Pas gigolo, non plus. Madame n’a pas besoin de ça. Pas de besoins de ce côté-là. Du tout. Elle est encore jeune pourtant. »
p.15

Quant à Madame, elle est riche et veuve. La quarantaine, elle mène une vie calme à l’écart des autres. Elle fait du sport, écoute de la musique et marche.  Elle adore la nature, ses deux chiens et la chasse, surtout la chasse.

« Elle aime chasser, c’est tout. C’est sa façon d’aimer la vie. Je l’ai vue affronter la charge d’un lion sans trembler, encaisser le recul des fusils à gros calibre, endurer le froid, le vent et la pluie jusqu’à ce qu’un ours apparaisse et se dresse. Elle a tiré des sangliers. Servi des cerfs à la dague. Elle les a suspendus à des branches, saignés, vidés de leurs entrailles, dépouillés, débités. Mangés.
Madame a chassé́ tous les gibiers.
Sauf l’homme. »

p.26

L’objet des tourments

Max a retrouvé Skender pour le présenter à Madame car cette dernière, en manque d’adrénaline, souhaite expérimenter une chasse à l’homme et il lui manque le gibier. Lors d’un premier face-à-face avec Skender,elle lui propose un face-à face d’un tout autre genre : un contrat de mise à mort contre trois millions d’euros.  Elle lui offre ainsi la possibilité de retrouver un semblant de dignité avant de mourir et de mettre sa famille à l’abri du besoin.

« Mort, déjà ?
Tout comme.
Et Madame ne dit rien. Elle attend. Comme Max attend.

Les pieds sur terre. Elle attend un mot, un oui ou non. Un chiffre, un prix. Elle n’a rien d’autre à faire qu’attendre en regardant Max qui attend en regardant les chiens qui courent, qui sautent, qui jappent, qui jouent.
Je flotte.
Mourir pour mes enfants ? Où ? Quand ? Comment ?

— Combien ? »
p.31

L’accord est conclu : la chasse aura lieu en Roumanie, elle durera un mois et ils ont six mois pour se préparer.

« Tout se passera sur une réserve de chasse de quinze mille hectares dans le nord de la Roumanie. Quinze kilomètres par dix que Madame loue à l’année, que son mari louait avant elle pour chasser l’ours et les loups. C’est une montagne couverte de forêts, de clairières, de collines, de vallées, de gorges et de grottes. Une rivière, des ruisseaux. Des taillis et des futaies. Il aura une carte au vingt-cinq millième sur laquelle j’aurai reporté les coordonnées de trois caches que je ravitaillerai chaque semaine. Il n’aura droit à rien d’autre que ce qu’il y trouvera. Pas de chasse pour lui. Pas de pêche. »
p.41

Et le lecteur, tourmenté lui-aussi ?

Certains livres se lisent avec tranquillité d’esprit garantie dès la première page ; Les tourmentés ne fait pas partie de ceux-là. Il pousse à réfléchir à la fragilité de l’être humain, à l’aspect manipulateur des relations humaines, à la dualité des sentiments dans des situations extrêmes. Jusqu’où peut-on aller par sacrifice ? Jusqu’où peut-on aller pour se reconstruire, réparer les conséquences de nos actions, et se réhabiliter aux yeux des autres ? Et quel est le prix à payer pour retrouver goût à la vie ?

S’étalant sur les mois de préparation avant la chasse, le roman met en exergue les états d’âme des personnages au fur et à mesure que le temps passe. L’aspect psychologique l’emporte largement sur l’aspect physique. Les réactions aux mêmes évènements ainsi que les pensées des différents narrateurs sont alternativement retracées. Lucas Belvaux nous transporte ainsi directement dans la tête de ses personnages suscitant dans nos esprits aussi des sentiments contradictoires : on s’indigne contre cette chasse à l’homme tout en se demandant qui va la gagner, on se révolte contre la cruauté humaine malgré notre curiosité, on éprouve de l’aversion pour les personnages tout en leur accordant des circonstances atténuantes, on oscille entre compassion et admiration tout en refusant de s’apitoyer. Pris dans l’intrigue palpitante, emporté par les chapitres courts, les phrases incomplètes focalisées sur l’essentiel et par le rythme soutenu, on halète avec les personnages tout en suspendant son souffle.

Un roman brillant et époustouflant, servi par une écriture percutante et poignante, imprégné d’amour pour lequel on accepte volontiers d’être tourmenté !

Dans un entretien à la librairie Mollat en août 2022 organisé par les éditions Alma, Lucas Belvaux confie qu’il avait d’abord pensé réaliser un film :

« La chasse à l’homme, c’est presque un genre au cinéma, un sous-genre du film noir presque, et donc en littérature, j’ai l’impression qu’il y a en moins, mais au cinéma oui. À l’origine pour moi, c’était une idée de film mais au moment de l’écrire, je n’ai plus eu envie d’écrire un scénario, mais un livre par goût de la littérature, l’écriture… l’envie de retrouver la liberté d’écrire… »

Le réalisateur l’emportera-t-il sur l’écrivain et adaptera-t-il le roman à l’écran ? L’avenir le dira. Aucune objection si cela ne l’empêche pas d’écrire un second livre tout aussi remarquable !

Christiane Hincker, lectrice Hors Champ
Novembre 2022

Lucas Belvaux, Les Tourmentés. Alma Editeur, 2022.