Réparer les vivants

KERANGAL Maylis de

Le long des falaises au nord d’Étretat, par un petit matin d’hiver glacial, trois jeunes surfeurs profitent à fond de conditions exceptionnelles : mer formée, houle régulière, une « bonne session » comme il ne s’en présente, paraît-il, que deux ou trois par an. Épuisés par leurs exploits les garçons repartent, euphoriques, direction Le Havre où ils vivent encore en famille. Et là, – trop de fatigue, une seconde d’inattention – leur « van » quitte la route. Simon, au milieu, n’a pas de ceinture ; lui seul va subir l’impact de plein front. Samu, gendarmerie, urgences, trauma crânien, réa… Les parents accourent ; les procédures sont enclenchées. Qu’advient-il alors de Simon, qui a l’air de dormir ? Qu’advient-il de son corps, et de toutes les personnes qui gravitent ou se relaient autour de lui ? Il faut se laisser porter par le récit, quitte à être bousculé par le style au fil des premières pages tant la parole y est diffractée en une succession syncopée de mots qui se heurtent, s’entrechoquent ou se télescopent pour restituer l’excitation, le choc, la course contre la montre. Mais, impossible de résister : ce livre est un raz de marée, un chant magnifique et douloureux pour raconter la chaîne de la vie à partir de la mort, la chaîne du don jusqu’à la greffe. Presqu’à rebours de la richesse polyphonique des mots et de leur recherche, si caractéristiques du style de Maylis de Kerangal, le récit se déploie avec une simplicité, une force et une précision inouïes. Aussi est-on saisi par l’exceptionnelle maîtrise de la narration qui tient en vingt-quatre heures et qui, pour ménager des souffles, donne la parole à tous, médecins, anesthésiste, infirmière, coordinateur, receveur d’organe et proches ; chacun avec sa vie en filigrane, sa partition à jouer. Aucun faux-semblant, aucune médiocrité, la barre se veut haute, le scalpel acéré. L’excellence de tous et de chacun, malgré les fragilités, s’impose comme une nécessité presque métaphysique. On achève la lecture, interdit et fasciné, comme « shooté » par le ressac émotionnel d’un roman à la fois puissant, délicat et inoubliable.