La gigantesque petite chose

Pieds nus au bord de l’eau, Bastien l’a vue passer ; une petite fille a tenté de l’attraper dans son filet à papillons ; une autre, qui creuse dans le sable, la tient dans sa main ; un monsieur, parapluie fermé, l’a croisée sous l’averse ; elle jaillit aussi du goût d’un flocon de neige ou de celui d’une larme versée ; et elle se love au creux de bras aimants. Mais tout le monde ne la voit pas : la vieille dame avec son crocodile, ceux qui vivent claquemurés ou ceux encore qui ont cru pouvoir l’acheter… De quoi s’agit-il donc ?

Ce n’est qu’à la dernière page d’un parcours-devinette que Beatrice Alemagna nomme enfin cette « gigantesque petite chose ». Habileté de construction pour un récit qui se savoure dans l’impatience de comprendre. Mais quelle finesse d’analyse aussi, dans le choix de ce mode narratif ! Comme le souligne l’oxymore du titre, le bonheur – car c’est de lui qu’il s’agit  — ne se laisse pas enfermer dans une définition : loin du concept, il est de l’ordre de la sensation, de l’émotion, de l’intime. Aussi nous est-il raconté en des scénettes qui suggèrent les conditions de son occurrence sans le désigner. À raison d’une phrase par page, guère plus, le récit se construit : fluide comme la ligne mélodique qui traverse l’album, il dit avec une extrême simplicité les qualités du moment heureux : fugace, imprévu, lié aux menues circonstances de la vie, qu’on soit jeune, qu’on soit vieux. On est tout proche du poème de Paul Fort : « Le bonheur est dans le pré ».

Le grand format de cet album fait la part belle à l’illustration. L’équilibre est parfait entre doubles pages qui favorisent les plans larges – celui de la dernière image en particulier — et les pages simples où un personnage occupe l’espace tout entier. Elles saisissent avec justesse, humour et tendresse une attitude, une posture, comme pour dire que le secret du bonheur réside dans la manière spontanée de s’installer pleinement dans l’instant qui passe. Le dessin faussement naïf privilégie l’expression avec virtuosité : de face, de profil, debout, allongé, la tête en bas. Une telle variété dans cette mise en scène ajoute à la dynamique du récit la poésie de ces instants de la vie quotidienne restitués dans une harmonie de couleurs douces et raffinées. Un bonheur de lecture.