[HC] Le prix fort, de David Rochefort

Jusqu’oĂč un fan peut-il aller par amour pour son idole ? Le 30 avril 1993, GĂŒnter Parche poignardait Monica Seles en plein match du tournoi de Hambourg, un mois avant Roland-Garros. Depuis qu’elle avait pris la place de Steffi Graf Ă  la tĂȘte du tennis fĂ©minin mondial Ă  tout juste dix-huit ans, elle Ă©tait pour Parche la femme Ă  abattre. Lui, personne ne savait qui il Ă©tait.

David Rochefort nous raconte cette rencontre aussi improbable que dramatique (Ă  quelques centimĂštres prĂšs l’arme – un couteau – touchait la colonne vertĂ©brale de la joueuse), et ce qui y a menĂ©. Il en fait un rĂ©cit journalistique et littĂ©raire qui se lit comme un roman.

Ni journaliste, ni vraiment sportif (il avoue avoir Ă©tĂ© dispensĂ© de l’Ă©preuve sportive au bac !), David Rochefort est l’auteur Ă  42 ans de quatre romans publiĂ©s par Gallimard dans la collection Blanche.
En exergue est une jeune maison d’Ă©dition parisienne qui publie une dizaine de livres par an (rĂ©cits, beaux livres ou bandes dessinĂ©es) sur le sport auto, le foot, le vĂ©lo, et autres sports. Sa vocation premiĂšre est de « parcourir le vaste champ qu’est le sport grĂące Ă  la littĂ©rature. »

“ Quand je me suis lancĂ© dans cette histoire, je me sentais lĂ©gitime Ă  double titre. D’abord parce que, m’étant trouvĂ© moi-mĂȘme dans la position de celui qui Ă©rige ses idoles au rang de divinitĂ©s, la psychologie du fan ne m’était pas tout Ă  fait Ă©trangĂšre. Et ensuite parce que j’étais Ă©crivain et (supposĂ©ment) capable de raconter des vies, rĂ©elles ou imaginaires. ”
p.145

Pour faire vivre les deux protagonistes, le romancier utilise le discours indirect libre à la deuxiÚme personne du singulier. Cela crée une proximité plus grande, plus incarnée, du lecteur avec le sujet du récit : la joueuse de tennis dans une premiÚre partie, son agresseur dans la deuxiÚme.

Premier set

Ce qui ressort concernant Seles, c’est sa jeunesse, sa fougue, son sĂ©rieux souriant, son engagement professionnel. Elle est sur le circuit depuis ses quinze ans. D’abord envoyĂ©e en Floride pour se perfectionner, elle y est malheureuse ; sa famille la rejoint ; les Seles prendront la nationalitĂ© amĂ©ricaine en 94. Son pĂšre devient son entraĂźneur. Quelques mois avant Hambourg, elle a vĂ©cu sa premiĂšre cabale mĂ©diatique pour avoir refusĂ© de participer Ă  Wimbledon 92 Ă  cause d’une blessure. Mal guĂ©rie d’une infection virale contractĂ©e Ă  Paris-Bercy en janvier 93, elle a renoncĂ© Ă  Barcelone pour ĂȘtre prĂȘte pour Roland-Garros.

En plus des nombreux documents presse et vidĂ©o disponibles sur le parcours de la championne, David Rochefort (il avait treize ans au moment du drame) s’est servi des livres autobiographiques que Seles a publiĂ©s sur sa propre histoire.

DeuxiĂšme set

GĂŒnter Parche Ă©tait autrement plus difficile Ă  cerner. Totalement inconnu avant le 30 avril 1993, ce sont seulement les comptes rendus judiciaires et quelques articles de presse parus aprĂšs l’affaire qui dessinent le personnage. On apprend qu’il a Ă©tĂ© abandonnĂ© par sa mĂšre Ă  l’Ăąge de dix ans ! De son pĂšre, on ne sait rien. Simple ouvrier, il vit chez sa tante dans une petite ville d’Allemagne de l’Est. À partir de 1986, il dĂ©veloppe une fixation monomaniaque sur Steffi Graf.
Deux parcours qui n’auraient jamais dĂ» se croiser, avec pour chacun des contextes gĂ©opolitiques particuliers et troublĂ©s : comme un point commun entre eux, malgrĂ© tout. L’une est nĂ©e en Yougoslavie (1973), l’autre en RĂ©publique DĂ©mocratique Allemande (1954). En 93, leurs pays d’origine n’existent plus.
Seles n’est pas touchĂ©e trĂšs directement par la chute des rĂ©gimes communistes, ni par l’Ă©clatement annoncĂ© de la Yougoslavie et les premiers combats en SlovĂ©nie et Croatie en 91. Elle en est protĂ©gĂ©e par son engagement dans les tournois, l’entraĂźnement intensif, les voyages en tous sens, et bientĂŽt sa naturalisation amĂ©ricaine.
Parche se retrouve au chĂŽmage aprĂšs la chute du Mur en 89 Ă  cause de la RĂ©unification qui entraĂźne la fermeture de beaucoup d’usines. Presque un soulagement pour lui qui peut alors se consacrer encore plus exclusivement Ă  sa passion pour Steffi Graf. Il vit ses annĂ©es d’or (d’adoration) jusqu’en 1992, quand son idole s’incline devant la petite Yougoslave et perd sa place de numĂ©ro 1.

TroisiĂšme set

La troisiĂšme partie est Ă©crite Ă  la premiĂšre personne (narrateur-auteur). David Rochefort y fait d’abord son coming-out de fan… de heavy metal et observe que les Ăąges d’or culturels se concluent gĂ©nĂ©ralement par un drame sanglant : tennis fĂ©minin (Hambourg, 1993), contre-culture des annĂ©es 60 (meurtre de Sharon Tate et concert d’Altamont, 1969), heavy metal (carnage de Marysville, Ohio, 2004).
Il livre aussi ses rĂ©flexions sur la fiction littĂ©raire et l’infinitĂ© des possibles qui s’offrent au romancier qu’il se serve ou non d’Ă©lĂ©ments de la rĂ©alitĂ©.

“Tout aurait pu ĂȘtre diffĂ©rent. Il existe peut‐ĂȘtre – sans doute – d’autres mondes dans lesquels Parche ne se rĂ©veille pas ce matin‐lĂ , dans lesquels Parche est foudroyĂ© par une intoxication alimentaire parce qu’il a pour habitude de ne manger que ce que sa tante lui prĂ©pare et qu’il a commis, ce matin‐lĂ , le pĂ©chĂ© de gourmandise en cĂ©dant au petit dĂ©jeuner de l’hĂŽtel, des mondes dans lesquels Parche se dĂ©gonfle au stade, dans lesquels Parche se fait confisquer son couteau Ă  l’entrĂ©e, des mondes dans lesquels il est dĂ©sarmĂ© par un spectateur qui a remarquĂ© son air suspect. Il existe certainement un monde dans lequel le cauchemar de Parche se rĂ©alise et il court sur le terrain aprĂšs Seles, le couteau Ă  la main, et il glisse et il tombe et tout le monde rit, la police l’arrĂȘte, son histoire est racontĂ©e dans les journaux et Steffi Graf ne peut pas ne pas voir Ă  quel point il est ridicule.”
p. 171


Jeu, set et match

Et puisqu’il faut bien y arriver, un dernier court chapitre intitulĂ© RĂ©alitĂ© en guise d’Ă©pilogue tragique : 30 avril 1993, 18h49.
Ce sera une rĂ©alitĂ© ingrate pour Seles qui ne mĂ©ritait pas de payer si cher quelques annĂ©es de succĂšs tennistiques Ă©bouriffants. Blessure, longue dĂ©pression (son pĂšre meurt d’un cancer quatre ans aprĂšs avoir Ă©tĂ© diagnostiquĂ© Ă  Hambourg en 93, Ă  l’hĂŽpital oĂč on soignait sa fille), lĂąchĂ©e par ses sponsors. Elle ne reviendra jamais sur le devant de la scĂšne au niveau auquel elle Ă©tait parvenue en 92. Ne remportera plus jamais Roland-Garros.
Parche sera condamnĂ© Ă  deux ans avec sursis pour mise en danger de la vie d’autrui ! MĂȘme pas pour tentative d’homicide…
Le vainqueur, c’est lui. Son plan Ă©tait prĂ©mĂ©ditĂ©, rĂ©flĂ©chi, et parfaitement exĂ©cutĂ© : il a Ă©liminĂ© la rivale de sa dĂ©esse qui retrouve aussitĂŽt sa place de numĂ©ro 1 du tennis fĂ©minin. Parche meurt en 2022, Ă  68 ans, dans une maison de retraite allemande.
Depuis le 30 avril 1993, la surveillance du public autour des courts est renforcée ainsi que la sécurité des joueurs dans les grands tournois.

Tilly Richard et Christiane Hincker
lectrices du comité Hors Champ, juin 2023

Bibliographie de l’auteur

En dehors d’essais et travaux scientifiques philosophiques (non-fiction), David Rochefort a publiĂ© quatre romans (fiction) :

  • La Paresse et l’oubli, Paris, Gallimard, 2010. Roman d’apprentissage : un jeune homme fataliste perd ses illusions au cours d’une errance qui le ramĂšne Ă  son point de dĂ©part et l’emporte dans le vent mauvais d’une prĂ©destination imaginĂ©e.
  • Le Point de Schelling, Paris, Gallimard, 2017. Des personnages complexes, romantiques modernes, Ă  la limite de la folie ou de l’inadaptation sociale ; des vagabonds cĂ©lestes ratĂ©s, Ă©pris de leur libertĂ©.
  • Nous qui restons vivants, Paris, Gallimard, 2019. La transformation des souvenirs : un beau sujet de philo illustrĂ© par la fiction ; tonalitĂ© grave attĂ©nuĂ©e par la loufoquerie de situations tragi-comiques.
  • Ce pays secret, Paris, Gallimard, 2023. La journĂ©e particuliĂšre d’un Ă©crivain en panne d’inspiration et Ă  l’Ă©quilibre psychique fragile ; le temps d’un Marseille-Paris en TGV, il rĂ©flĂ©chit au roman consolateur et vengeur qui lui rendra son estime de soi.

David Rochefort, Le prix fort, En Exergue éditions, avril 2023, 173 p.