Eliane Serdan, lauréate du prix Hors Champ 2020

Eliane Serdan © Raphaël Gaillarde

 Avec son roman « L’Algérois« , Eliane Serdan a remporté le prix Hors Champ 2020 des lecteurs de Culture et Bibliothèques pour tous.

« Il venait d’arriver d’Alger. Il s’appelait Jean Lorrencin. » (p.16).Quelques mots de plus pour compléter cette entrée en scène ?

À l’origine de ce récit, le personnage de Jean Lorrencin n’existait pas. Je n’imaginais pas un instant que j’allais écrire une histoire dont le héros serait un jeune pied-noir rentré en France en 1962.  

Au commencement, donc, j’ai été hantée par une image, une atmosphère. Un soir d’été, une femme lisait une lettre qu’elle venait de recevoir.  À la fin de sa vie, elle voyait revenir vers elle celui qu’elle avait aimé dans sa jeunesse et dont elle avait été séparée. À partir de là, s’est imposée la présence d’un tiers qui puisse causer cette séparation.  Jean Lorrencin était né. Peu à peu, il a pris toute la place dans le récit. Il est devenu le personnage central du triptyque, celui que les trois autres acteurs de cette tragédie vont évoquer à tour de rôle.  

 C’est un personnage maléfique. Il brise les liens qui unissaient, avant son arrivée, Simon et Marie. Etymologiquement, le diable est celui qui divise et, comme L’Ange du Mal de Vigny, il va user de la séduction que lui donnent la beauté et la tristesse pour séparer ceux qui s’aimaient. Porteur de haine, il est aussi porteur de mort. Par la révélation des actes sadiques dont il s’est rendu coupable en Algérie, et par sa violence antisémite, il va précipiter la mort du bibliothécaire. Mais ce n’est pas pour autant un personnage monolithique et caricatural. Les circonstances de la mort, atroce, de son père, le contexte historique, l’engrenage idéologique dans lequel il est pris, et surtout sa fin tragique, en font une victime.  Même s’il est odieux, il peut susciter par moments une certaine pitié.  

À travers lui, le roman s’enrichit de deux thèmes qui me sont chers. Celui de l’exil, présent dans tous mes livres, vient rejoindre ici le thème du Paradis perdu. Les vers de Rimbaud, mis en exergue, placent d’emblée le récit sous cet éclairage. Jean Lorrencin est un ange déchu, arraché à son pays et à son innocence. Ce déracinement le précipite dans la spirale infernale de la haine.

Enfin, c’est grâce à lui que le récit trouve un écho dans l’époque contemporaine.  Loin d’appartenir à un passé révolu, il est frère de tous les adolescents, blessés et épris d’absolu, qui cherchent dans les extrémismes de tous bords des raisons de vivre et d’agir.

 Pour introduire « Ces quelques mois où tout a basculé » (p.14), en exergue, vous avez cité Rimbaud, Une saison en Enfer. Comment faut-il l’entendre ? 

Ma préférence, lorsque je lis, va souvent à des récits limités dans le temps et dans l’espace. J’aime les livres où des personnages sont enfermés dans un huis-clos, avec pour seul ressort les liens qui s’établissent entre eux. Et je me rends compte que je choisis, de même, pour mes propres romans, à la fois des espaces clos et une durée de plus en plus courte. L’action de L’Algérois se déroule en trois mois. L’anniversaire de Marie, fin septembre, en marque le début ; l’arrivée de la neige et de l’hiver coïncide avec le dénouement. Comme le suggérait l’exergue, c’est donc le temps d’une saison que les personnages se rencontrent, se déchirent et se détruisent. L’arrivée de Jean Lorrencin, élément perturbateur par excellence, va introduire dans le décor paisible où vivaient Simon et Marie (ce n’est pas un hasard si tout commence dans un jardin) la discorde et la haine pour transformer cet Eden en véritable enfer. 

On peut parler de tragédie, même s’il s’agit d’un roman. Le sang et la mort sont au rendez-vous. Deux des personnages mourront. Marie connaîtra l’exil et Simon la séparation. La construction en trois parties distinctes, peut faire penser aux trois actes d’une tragédie. 

Mais la comparaison s’arrête là. Les trois parties du récit ne suivent pas une progression chronologique qui conduise vers l’issue fatale.  Il s’agit plutôt de trois visions successives d’une même période. Le pari d’ailleurs était assez risqué et le résultat risquait d’être ennuyeux. Ce qui, je crois, m’a permis d’éviter ce piège, c’est que chacun des trois narrateurs ajoute des pièces manquantes, à la manière d’un puzzle, jusqu’à ce que tout s’éclaire dans l’épisode tragique final. Même si ce livre n’est évidemment pas un roman policier, l’énigme reste entière, et le suspense permet, je crois, au lecteur de rester éveillé jusqu’au bout.

 Le pays de Giono « un pays sans complaisance. Un pays de démesure et de silence » (p.90). Ce décor, aux antipodes de la carte postale s’imposait-il ? Quelle résonnance a-t-il avec l’histoire ? 

 D’abord, je dois dire que je suis toujours heureuse de rendre hommage à Giono que j’aime beaucoup. Il me paraît injustement méconnu et trop souvent relégué au rang d’écrivain régionaliste, alors qu’il est bien plus que ça. En outre, ce n’est pas, comme beaucoup d’écrivains, un professeur de désespoir. Pour lui, « Le poète doit être un professeur d’espérance », seule condition pour qu’il ait sa place parmi les hommes qui travaillent. 

C’est une idée que je fais mienne et j’ai donc voulu qu’il y ait dans le roman quelques moments d’apaisement qui sont autant de lueurs au milieu de la noirceur de la tragédie. 

Mais il y a autre chose : au-delà de l’anecdote qui offre une première lecture, une autre approche du roman est possible. Et je dois dire que c’est à cette approche que j’accorde le plus d’importance. Pour les trois personnages, confrontés au désamour, à l’ennui et au malheur, il reste une issue : il faut transfigurer le réel. Et les pays imaginaires sont les seuls où l’on puisse échapper au quotidien. Marie se réfugiera dans la poésie et l’écriture, Simon verra le monde à travers son objectif, et Paul Boisselet rêve d’un Haut-Pays qui « permette à l’instant de s’ouvrir vers un ailleurs ».

Cet « ailleurs », c’est le « pays de démesure et de silence » révélé par Giono.  Les lecteurs auront sans doute reconnu la Haute Provence. Si je ne l’ai pas nommée, c’est d’abord parce que le mot Provence est chargé de connotations que je voulais éviter à tout prix. Giono, lui-même part en guerre contre ces clichés. En 1936, il écrit : « Je ne connais pas la Provence. Quand j’entends parler de ce pays, je me promets bien de ne jamais y mettre les pieds. D’après ce qu’on m’en dit, il est fabriqué en carton blanc… des ténors et des barytons y roucoulent en promenant leur ventre enroulé de ceintures rouges… »

Mais le refus de nommer précisément ce lieu tient à d’autres motifs. Je n’aime pas le réalisme. D’ailleurs, si l’on écoute un grand écrivain réaliste, Maupassant, croire à la réalité n’est qu’un « enfantillage ». Chacun de nous a du monde une vision particulière.

 C’est donc cette vision particulière d’un pays plus imaginaire que réel qui va aider Paul Boisselet à transfigurer le réel et contribuer, j’espère, à introduire dans le roman la magie du rêve.

  « J’emportais comme une promesse de bonheur tous les livres… » (p.33). La bibliothèque a une place centrale dans l’espace de ce roman. Pourquoi ?

J’avais déjà écrit quatre romans lorsqu’on m’a fait remarquer que chacun d’entre eux faisait la part belle aux livres, et à tous les métiers du livre. Je n’en avais pas pris conscience et j’ai été étonnée, à la réflexion, d’y découvrir un relieur, plusieurs écrivains et deux bibliothécaires. Mis à part Simon, tous les personnages sont des amoureux de la littérature. Il ne faut pas oublier qu’une des raisons de la séduction opérée sur Marie par Jean Lorrencin vient de leur amour commun des livres. Sans ce point commun, il n’est pas certain que la fascination aurait été durable. Une preuve de plus que, par lui, tout est perverti !

La bibliothèque de L’Algérois est directement inspirée par le souvenir de la bibliothèque de Draguignan où j’ai passé la plus grande partie de mon enfance. Les lambris de bois clair, l’odeur de cire, le silence, sont encore dans ma mémoire.  On s’y sentait à l’abri du monde. J’ai dit dans Noces de cendres le rôle que les livres ont joué dès mon enfance. Confrontée à l’abandon et emmurée dans le silence, j’ai trouvé dans la lecture un refuge merveilleux. Pour l’enfant exilée et solitaire que j’étais, ils sont devenus un pays, plus réel qu’aucun autre, un Rivage intérieur où rien ne pouvait plus m’atteindre. Comme Marie, j’ai trouvé dans la poésie le moyen d’oublier la souffrance et de bercer la douleur. La dédicace de L’Algérois est assez éloquente à ce sujet

Cette bibliothèque a permis à Marie de se construire. Sa vie future d’enseignante et d’écrivain trouve ses racines dans l’apprentissage qu’elle a fait en ce lieu Elle y est venue depuis l’enfance, et ses premiers pas en littérature ont été guidés par le bibliothécaire, Paul Boisselet. C’est lui qui lui fait découvrir Proust.  C’est avec lui qu’elle partage ses enthousiasmes. Avant de mourir, il lui remplit une malle de livres, craignant que ses parents n’aient pas le budget nécessaire pour les lui fournir. Après la rupture avec Simon, la bibliothèque devient un îlot qui lui sert de refuge. Très vite, elle la quitte pour une autre, plus étroite mais tout aussi chaleureuse, celle de Paul Boisselet. À la mort de celui-ci, elle crée, grâce à la malle qu’il lui a préparée, sa propre bibliothèque.

Toutes ces bibliothèques successives constituent de véritables remparts. Les livres la protègent de la souffrance. Ils l’aident à affronter le monde.  Ils sont pour elle ce qu’ils ont toujours été pour moi.

 L’écriture : une affaire de voix. L’articulation des trois récits, la justesse de chaque voix, la force créatrice de chacune, la poésie de la langue. Reprendriez-vous à votre compte ce qu’écrit Marie : « ma voix, elle aussi, devenait musicienne. » (p.33)

 J’aimerais tant pouvoir le dire ! Très souvent, lorsque j’entends un passage musical qui me touche, je me dis : « Voilà comment il faudrait écrire ! ». Hélas, la recherche de la musicalité de la phrase est une quête rarement satisfaite. Et cependant, c’est pour moi, avec le choix du mot juste, une priorité.

Je n’ai jamais compris pourquoi Flaubert soumettait ses œuvres à l’épreuve du gueuloir. Il m’a toujours semblé que la phrase, à peine écrite, résonnait mentalement, et que les dissonances ou les hiatus étaient immédiatement perceptibles. Lorsque j’écris, j’entends, sans avoir besoin de le formuler à haute voix, tout ce qui gêne la fluidité de la phrase, sa musicalité. J’ai été nourrie de Verlaine, dès l’adolescence. C’est sans doute la raison pour laquelle j’aime tant le rythme binaire et les conjonctions de coordination… ce qui suscite quelques discussions avec mon éditeur.

Oui, la voix d’un écrivain doit être musicienne.  Nous avons besoin de beauté. Et il ne s’agit pas de faire du « beau style » mais de refuser tout ce qui heurte l’oreille.  Flaubert, toujours, qui passe pourtant pour un écrivain réaliste, écrit à George Sand : « Je recherche surtout la beauté dont tous mes compagnons sont médiocrement en quête. » Lorsqu’un lecteur me dit : « J’ai appris cette phrase par cœur » ou « j’ai lu votre livre comme on lit de la poésie » je suis très heureuse.

Ce qui compte, dans un roman, c’est de créer un monde. Et ce monde a son atmosphère, une certaine tonalité qui lui est propre.

La difficulté n’est pas de trouver cette tonalité. Elle s’impose dès les premières lignes, comme un compositeur reconnaîtrait la sienne.  Mais ensuite, il faut rester dans le même ton, garder les mêmes accords et c’est très difficile.

Dans L’Algérois, de plus, il a fallu trouver trois voix différentes ! Le premier titre que j’avais choisi était précisément « À trois voix ». Et cependant, dans ces cas-là, il faut que l’on retrouve, sous chaque narrateur, la voix de l’auteur, qui doit être unique et reconnaissable. 

Un livre réussi, c’est avant tout une voix qui nous parle dans le secret de la lecture, qui trouve en nous un écho fraternel, qui peut rivaliser avec le silence.

C’est le but que j’aimerais atteindre. 

Propos recueillis par Claudine Bergeron en juillet 2020.