Bien que le concept d’Uchronie date de 1876, le genre n’a réellement pris son essor que depuis quelques années. Emmanuel Carrère dans un livre récent revient sur l’essai qu’il avait écrit en 1984, persuadé à cette époque qu’il s’agissait d’un genre marginal. Il en analyse les moteurs, le succès et l’utilité. Un ouvrage intéressant à l’heure où s’écrit l’Histoire dans un lourd climat d’incertitude.
En 1980, Emmanuel Carrère, étudiant à Science Po, avait choisi comme sujet de mémoire l’Uchronie « avec l’arrière-pensée que sur cette non matière, je n’aurais pas grand mal à être plus compétent que le jury chargé de me noter… ». En 1984, il en tire un essai paru sous le titre Le détroit de Behring. Persuadé que l’uchronie resterait un genre marginal, Carrère dit s’être trompé. Quarante ans plus tard les ouvrages de ce type ont proliféré. L’écrivain revient donc sur ce sujet solidement étayé par de nombreux exemples et l’enrichit d’une préface. Qu’est-ce qu’une uchronie ? Comment la construit-on ? Pourquoi un tel succès aujourd’hui et quelle en est l’utilité ? La culture littéraire du romancier, ses questionnements, son expérience humaine confèrent à cet essai une profondeur passionnante.
Un concept idéaliste déjà ancien

Ce concept avait été forgé en 1876 par le philosophe français Charles Renouvier. C’est une utopie dans le temps. Carrère parle de roman au carré. L’utopie consiste à modifier ce qui est, car elle anime les idéalistes qui veulent changer le monde. La dystopie est la fiction d’une société du futur où le pouvoir et l’idéologie sont oppressifs, contraires à la liberté et à la justice. 1984 de G. Orwell en est l’un des exemples les plus célèbres.


L’uchronie en revanche revient à annuler ce qui a été, et à le remplacer par ce qui aurait pu ou dû être, donc à modifier le passé. Que serait-il arrivé si… les Puissances de l’Axe avaient gagné la dernière guerre comme l’imagine de manière virtuose l’Américain Philip K. Dick dans Le Maître du Haut Château ? Ou si Charles Lindbergh connu pour ses sympathies nazies avait été élu Président des États-Unis en 1940 (Le complot contre l’Amérique de Philip Roth) ? Ces deux romans cités par E. Carrère imaginent une situation plus noire que la nôtre. Mais le plus souvent le narrateur change le passé parce que le présent le déçoit, ce qui exprime un regret. Divertissement appliqué à l’Histoire si elle s’était déroulée autrement…
Les diverses méthodes pour falsifier l’Histoire

L’écrivain peut altérer délibérément un événement et en extrapoler les conséquences. C’est ce qu’a imaginé L.N. Geoffroy-Château au milieu du XIXe siècle dans Napoléon ou la conquête du monde. Admirateur de l’Empereur, il décide que Napoléon ne s’est pas enlisé dans la retraite de Russie et qu’il a été vainqueur à Waterloo. Vingt ans encore de prospérité, de grandeur et de domination en Europe et au-delà en Asie avant sa mort en 1836. Uchronie naïve auquel l’auteur veut croire ou fait semblant de croire.
Mais après tout peut-on être certain des sources utilisées par les historiens ? « L’histoire universelle pourrait-elle être un gigantesque trompe-l’œil construit par des générations successives ? » se demande l’auteur. S’il faut bien admettre que l’histoire existe, elle peut être trompeuse si l’État la falsifie ou l’interprète différemment comme l’ont fait les régimes totalitaires en truquant les photos ou en supprimant les pages qui ne vont pas dans le sens désiré. L’histoire est souvent porteuse d’idéologies et dans ce cas déformée et tendancieuse. Et elle passe toujours par le filtre d’une interprétation fonction de l’époque et du pays. Waterloo est une victoire au-delà de la Manche.

Une autre méthode consiste à convoquer un épisode secondaire pour faire bifurquer l’histoire. En effet il n’y a jamais une cause unique à l’origine d’un fait et le cours que prennent les événements ne tient souvent qu’à un fil. Ainsi Roger Caillois en 1961 prend un exemple pour montrer comment on fait l’histoire et comment elle aurait pu ne pas se faire. Si Judas, faisant preuve d’abnégation, n’avait pas trahi Jésus, si Ponce Pilate lâchement ne l’avait pas fait condamner pour avoir la paix, Jésus ne serait pas mort sur la croix, et serait seulement un prophète comme les précédents. Le christianisme n’existerait pas et l’Histoire serait autre. Ici pointe la nostalgie de l’âge d’or de la civilisation gréco-romaine. Ici l’essayiste cite le post-scriptum de Caillois pour expliquer ce qui aurait pu infléchir la décision de Ponce Pilate : « Je me suis efforcé de reconstituer, non les faits qui sont connus d’autre part, mais les motifs, les intrigues, le jeu politique, les ressorts d’une psychologie disputée où ce qui l’emporte à la fin, doit peut-être la victoire à la fatigue et au hasard ; peut-être à l’obscur total des actions, les négligences et démissions d’un être, à la somme de ses reculs, de ses audaces avortées ».
Des procédés sophistiqués
Au XIXe siècle, Charles Renouvier emploie des procédés plus sophistiqués pour raconter l’Histoire revue et corrigée des religions. But : permettre à ses descendants de comparer ce qui aurait pu être avec ce qui n’a pas été. Le christianisme, une fois adopté par les empereurs romains, est devenu un culte officiel et intolérant. Le philosophe déplore le triomphe de la religion catholique en tant que puissance temporelle, responsable de l’Inquisition, des guerres de religion… Pour cela « Il décrit une suite d’événements dont aucun en fait n’est déterminant, mais dont la succession, la combinaison hasardeuse, la manière dont ils se conjuguent avec des mouvements plus diffus, finissent par infléchir le cours de l’Histoire ». En effet, après avoir décidé d’une cause initiale, il faut encore faire des options cumulatives et arbitraires dans le déroulement des conséquences, tout en gardant des éléments de l’histoire connue pour ancrer le récit dans le réel. La trajectoire de l’uchroniste n’est pas une ligne droite car le choix des possibles est immense à chaque étape de l’enchaînement causes-effets.
Ce qui conduit Emmanuel Carrère à s’interroger sur la notion de causalité dans l’Histoire. Quel est le rôle des grands hommes, l’impact des changements économiques et sociaux profonds, le grain de sable du hasard… ? C’est la partie la plus difficile de l’essai, heureusement illustrée par de multiples œuvres intéressantes d’auteurs français ou anglo-saxons, qui met le doigt en même temps sur les difficultés et les faiblesses de ce genre littéraire. Quoi qu’il en soit, « Ce qui est fait est fait, ne peut être défait, et la révocation est un rêve – même pas un rêve, un sujet de conte fantastique… Mais tout est-il vraiment possible avant le choix ? Une fois admis que l’événement advenu ne peut plus être révoqué, la question est : pouvait-il ne pas advenir ? En d’autres termes le virtuel existe-t-il ou n’est-il que le réel pas encore actualisé ? Ici on voit apparaître le pont aux ânes du déterminisme et du libre arbitre sur lequel, j’en ai peur, la réflexion sur l’uchronie ne peut s’éviter de s’engager. » écrit-il.
Causes du succès de l’uchronie et utilité
Emmanuel Carrère montre parfaitement que l’uchronie est le fruit du désir de l’écrivain qui aurait aimé qu’il en soit autrement. Or l’Histoire est écrite. Ce décalage entre la fiction et le réel engendre la mélancolie qui imprègne nos sociétés contemporaines. Ou encore si l’uchronie n’est qu’un possible parmi d’autres, alors l’univers réel ne vaut pas davantage. Et son succès tient à ce que « l’uchronie tourne inlassablement autour de ce moment de bascule où le virtuel devient réel et ce moment est de plus en plus difficile à saisir sous la prolifération exponentielle de ses représentations… et les chances pour que nous vivions dans la réalité de base sont d’une pour plusieurs milliards ». « Le réel n’est qu’une option », sous-titre figurant sur le bandeau.
« Nous appellerons insignifiance du réel cette propriété inhérente à toute réalité d’être toujours indistinctement fortuite et déterminée »… « L’histoire est l’implacable imprévu », selon P. Roth. L’uchronie est un instrument de connaissance du réel et rappelle que l’Histoire est le fruit de liens complexes entre réalité et fiction mais aussi du hasard. Elle fournit des idées farfelues et séduisantes à la science-fiction… Comme le fait Barjavel amateur de paradoxe, on peut imaginer qu’on puisse en se promenant dans le passé, y tuer son aïeul encore célibataire. Elle peut aussi permettre à chacun de réfléchir aux conséquences des engagements qu’il a pris, ce qui est surtout vrai pour les jeunes car les choix se réduisent avec l’âge.
La conclusion de l’écrivain est cependant la même qu’hier. L’uchronie est un divertissement inutile, ou une modalité studieuse du plaisir, et mieux vaut s’aventurer au pays du réel.
Laurence Guiral
